Figure essentielle de la scène underground associée au New York downtown depuis le milieu des années 1980, Ellery Eskelin a définitivement imposé l’originalité de son jeu de saxophone ténor et de ses conceptions d’improvisateur grâce au trio qu’il forme depuis 1994 avec l’accordéoniste Andrea Parkins et le batteur Jim Black, un groupe emblématique, à bien des égards, des préoccupations communes à toute une frange de jazzmen contemporains.
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Ellery Eskelin (1959-)
Sur la route de New York
Né le 16 août 1959 à Wichita (Kansas, États-Unis), Ellery Eskelin est fils de deux musiciens. Tous deux organistes, ils animent un show télévisé sur une chaîne locale de Wichita, avant de s’installer à Los Angeles. En proie à des difficultés financières, ils se séparent en 1961, la mère d’Ellery, « Bobbie Lee », décidant de retourner vivre dans sa famille à Baltimore avec son fils. Son père, Rodd Keith (1937-1974), poursuivra une carrière de compositeur de chansons anonyme sur des textes que des paroliers amateurs en quête de reconnaissance sont invités à soumettre par petites annonces : ses innombrables enregistrements lui valent un statut de personnage culte de la culture musicale populaire américaine. Eskelin ne découvrira que tardivement et indirectement cet aspect de l’existence de son père (il a produit une compilation à son sujet). À Baltimore, il entend sa mère jouer les standards et se plonge dans sa discothèque où les disques de jazz abondent. À l’âge de dix ans, il commence l’apprentissage du saxophone ténor, instrument sur lequel il sera largement autodidacte, développant son savoir auprès de musiciens locaux et à l’écoute des concerts organisés par la Left Bank Jazz Society. En 1977, à la Towson State University, il étudie le répertoire classique et joue dans l’orchestre universitaire dirigé par Hank Levy, ancien arrangeur de Stan Kenton et Don Ellis. À l’issue de ses études en 1981, il intègre les rangs du big band du tromboniste Buddy Morrow avec lequel il est sur la route pendant deux ans.
Installé à New York, soucieux d’assimiler les règles du jazz moderne (et en particulier du be-bop), il fréquente des jam sessions animées par le batteur Harold White et le saxophoniste Junior Cook, joue à Harlem avec l’organiste Jack McDuff pendant plusieurs mois et prend des cours avec George Coleman et David Liebman. Parallèlement, il fait partie du Broken Consort du compositeur Mikel Rouse, formation de chambre rock, qui joue un rôle important dans la développement de son indépendance rythmique et encourage sa réflexion sur les logiques de phrasé et la manipulation du timbre qui demeurent parmi ses principales préoccupations.
Déconstruction de la tradition
En 1987, Eskelin prend le parti de cesser toute activité « commerciale ». Le batteur Phil Haynes devient l’un de ses partenaires de prédilection au sein d’une communauté de musiciens qui gravitent entre jazz et avant-garde et, au début des années 1990, investit la scène de la Knitting Factory : Eskelin forme avec lui le groupe coopératif Joint Venture (complété par le trompettiste Paul Smoker et le contrebassiste Drew Gress), joue dans son groupe 4 Horns and What ? et l’intègre dans son propre trio avec lequel il enregistre les premiers albums sous son nom : Forms (1990) est révélateur des préoccupations du saxophoniste qui, tout en étant enraciné dans la tradition, s’applique à la déconstruire méthodiquement. Il développe des modes d’indépendance dans le trio et des permutations par rapport aux rôles traditionnels dans la perspective de jouer de manière plus libre tout en conservant une attention à l’harmonie, à la forme et au rythme. Cette réflexion trouve un écho auprès du batteur Joey Baron qui l’engage dans Baron Down (1991), trio que complète le tromboniste Steve Swell, et du contrebassiste Mark Helias qui, entre autres projets, l’associe au batteur Tom Rainey dans un trio qui prendra le nom de Open Loose en 1997. En outre, Eskelin entreprend un travail en solo et monte des groupes à l’instrumentation inédite qui témoignent de ses aspirations de chercheur.
En trio avec Andrea Parkins et Jim Black
C’est avec la création en mars 1994 d’un trio avec Andrea Parkins (qui joue de l’accordéon et de différents claviers) et de Jim Black (batterie et percussions) que le saxophoniste trouve le contexte idéal. Bénéficiant du soutien du label suisse Hatology qui l’enregistre abondamment (une dizaine d’albums en une décennie), ce groupe s’impose comme l’un des plus marquants de la scène des musiques improvisées new-yorkaises, réunion de fortes personnalités aux univers singuliers qui crée une musique qui échappe aux genres (tout en recyclant, en les détournant, un nombre considérable d’emprunts stéréotypés), très inventive dans ses couleurs grâce à un important jeu sur les timbres, surprenante dans ses évolutions, favorisant les échanges dans l’instant comme une réflexion sur des contraintes formelles. La fertilité de ce trio lui vaut une longévité exceptionnelle dans un milieu où la durée de vie des groupes est souvent courte. En outre, il lui arrive d’accueillir, en fonction des projets, différents invités, notamment le guitariste Marc Ribot, le violoncelliste Erik Friedlander ou la chanteuse Jessica Constable.
Parallèlement, Eskelin a maintenu sa participation aux groupes de Joey Baron et de Mark Helias, développant en outre de nouvelles associations avec différents batteurs qui apprécient sa capacité à s’exprimer dans les contextes les plus « tumultueux » : Gerry Hemingway, Han Bennink et, en 2001, Daniel Humair qui l’ajoute à son trio pour un album au titre représentatif des préoccupations qu’ils ont en commun, Liberté surveillée. L’année suivante, il forme un trio avec le violoncelliste Vincent Courtois et la pianiste Sylvie Courvoisier. En 2004, il dialogue avec David Liebman dans Different but the Same, album qui permet de mesurer tant la proximité de leurs démarches d’improvisateur que l’assurance qu’il possède désormais comme saxophoniste.
Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : juin 2006)