Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / Le saxophone ténor dans le jazz : l’ère du ténor
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Rollins et Coltrane
Après la trompette puis le saxophone alto, le saxophone ténor devient vers le milieu des années 1950 l’instrument phare du jazz, ce qui correspond moins à la disparition de Charlie Parker (1955) qu’à la percée fulgurante et conjointe de deux géants du jazz.
Sonny Rollins (1930-....) rassemble en son jeu des qualités présentes chez les plus grands de ses prédécesseurs, force unificatrice qui n’est pas pour rien dans son rayonnement. La filiation avec Coleman Hawkins s’impose par la sonoritépuissante et presque saturée, précédée d’une attaque vigoureuse ; celle avec Young et surtout Don Byas, qu’il admire, réside dans le phrasé et la construction ; celle avec Parker s’observe au plan rythmique et surtout dans l’invention improvisée qui fait, elle aussi, une place à la citation. Rollins reste immédiatement reconnaissable à son énorme son, à son débit haché parsemé de notes piquées, à la variété de ses inflexions ou à son jeu de déconstruction méthodique du matériau mélodico-rythmique, volontiers emprunté au folklore caraïbe.
John Coltrane (1926-1967) assimile successivement les influences d’Hodges et Parker pour l’alto, de Young et Byas pour le ténor, et plus généralement les caractères stylistiques menant du swing au hard bop. Mordante à l’attaque, sa sonorité droite et timbrée, presque sans vibrato, évoluera parallèlement à ses conceptions musicales pour refléter les stades successifs d’une quête ininterrompue. Du balayage verticalOn parlera de « nappes de son ». avec une articulation extrêmement liée, par opposition au staccato de Rollins, Coltrane progresse vers l’exploration systématique du registre suraigu, des sons saturés ou multiphoniques. De l’influence d’Eric Dolphy découlent le travail de colorations successives apportées à une même note, et l’intégration de grands sauts parfois brusques à la mélodie. Coltrane a montré après Parker la voie d’une confrontation systématique avec les limites : limites du système harmonique, de la résistance physique, de la technique et des capacités expressives de l’instrumentd’où son adoption ponctuelle du soprano. Son impact phénoménal tient aussi à la synthèse à laquelle son improvisation est parvenue, vers 1965, entre les caractères linéaires (mélodiques ou motiviques) issus de Young, Parker puis Ornette Coleman, et les caractères sonores (couleur, registre) prolongeant Hawkins, Jacquet, Gordon et jusqu’à Archie Shepp.
Les saxophonistes ténor apparus vers 1955 n’échappent à l’influence d’aucun de ces deux chefs de file. L’un et l’autre marquent la génération des hard boppers, revenant aux sources expressives afro-américaines du jazz, dont le gospel et le blues. Harold Land (1928-2001), Benny Golson (1929-....), Hank Mobley (1930-1986), ou Stanley Turrentine (1934-2000) puisent aussi leur inspiration et leur modèle sonore chez les ténors be-bop, ou encore dans le grain saturé des pionniers du style texan. Les contrastes de sonorité ainsi que la vélocité et la densité du discours de Johnny Griffin (1928-2008) le distinguent tout particulièrement, mais on doit encore citer le monkien Charlie Rouse (1924-1988) ou George Coleman (1935-....), premier des successeurs de Coltrane auprès de Miles Davis.
Roland Kirk (1936-1977) reste célèbre pour s’être spécialisé dans le jeu simultané de deux, voire trois saxophonesle manzello et le stritch, extensions prototypiques du soprano et de l’alto, ainsi que le ténor. Il suggère pourtant l’influence de Rollins par le découpage rythmique de son improvisation, tout comme Yusef Lateef (1920-2013) par la percussion de son attaque et la puissance sonore. L’impact rollinsien est perpétué jusqu’à nos jours (parmi d’autres influences) dans l’articulation et la sonorité de Jean-Louis Chautemps (1931-....) ou encore Lew Tabackin (1940-....).
Coltranismes
La synthèse coltranienne entre la construction et l’émotion d’une part, l’histoire et le présent d’autre part, justifie son héritage imposant, couramment scindé en deux groupes. La descendance « tonale » de Coltrane correspond à des prolongements variés des acquis de son jeu antérieurs à 1965. Ainsi Joe Henderson (1937-2001), Charles Lloyd (1938-....), Joe Farrell (1937-1986), Sam Rivers (1930-2011) en sa première période ou François Jeanneau (1935-....) ont-ils retenu sa dimension incantatoire, son recours à la modalité ou à un certain statisme harmonique au service d’une quête méthodique d’expressivité et de tension, son extension des limites physiques et temporelles de la performance du jazz (dont témoignent encore George Adams et le très lyrique et puissant Odean Pope).
La dernière phase créatrice de Coltrane (1965-67) prolonge et radicalise son influence, aussi considérable sur les ténors du free jazz que celle d’Ornette Coleman sur les altos. Encore faut-il rappeler combien Coltrane s’est lui-même ouvert à l’apport sonore des premiers ténors free qui firent de lui leur père spirituel, au premier rang desquels Archie Shepp et Albert Ayler (1936-1970). La sonorité de Shepp est rugueuse, son émission empreinte d’une vocalitéprésence de souffle parasite, vibrato large, lyrisme recueilli dans les ballades proche de celle de Ben Webster. Archie Shepp accumule les effets de growl et de shout empruntés au blues dont son intonation conserve la raucité. Il a développé, sur jeu rapide, un mode d’articulation intermédiaire entre legato et staccato. Albert Ayler apparaît plus proche des preachers que des blues shouters. Chez lui, la parole revendicative devient hurlement ou éructation, le timbre se fait délibérément sale par le jeu d’un expressionnisme frisant le grotesque. Sa sonorité ouverte et cuivrée, son vibrato sont énormes sauf dans l’aigu où le son se fait mince, proche de l’alto. Standards ou refrains hérités des fanfares militaires sont soumis à des paraphrases distordues ou à de puissantes réitérations. Le pathos peut naître aussi d’une extrême différenciation des dynamiques, du pianissimo au fortissimo.
Partenaire du dernier Coltrane, Pharoah Sanders (1940-....) le prolonge jusqu’en ses options les plus radicales (timbre, tessiture, longs développements paroxystiques). À ses côtés, ou à sa suite, se tiennent John Gilmore, Giuseppi Logan, Charles Tyler et Frank Wright. De l’importante filiation engendrée par les ténors free en Europe (Willem Breuker, Allen Skidmore, Bernt Rosengren, André Jaume, Gerd Dudek) se dégage l’Allemand Peter Brötzmann (1941-....) par une puissance hors du commun et l’extension radicale de tous les paramètres de la performance. Chez le Britannique Evan Parker (1944-....) se fait entendre un travail systématique d’altération sonoresons harmoniques ou multiphoniques, bruitages variés. Adepte de la respiration continue, Parker pratique, dans le cadre du solo, une technique de polyphonisation de l’instrument par la superposition de petites structures mélodico-rythmiques.
Auteur : Vincent Cotro