Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / La saxophone ténor dans le jazz : premiers solistes, premiers maîtres
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Destin du saxophone ténor dans le jazz
Jusqu’à 1930, le saxophone est encore rarement utilisé comme soliste, cette fonction restant réservée au cornet (puis la trompette), à la clarinette, au trombone et au piano. Souvent joué en alternance par les clarinettistesLes deux instruments sont en si bémol., le ténor s’intègre aux arrangements, colore les polyphonies ou double les lignes de basse (parfois en slap). Il remplace définitivement le C-melody saxténor en ut, vite abandonné. La future « section de saxophones » se dessine sous la forme de deux altos et un ténor, comme chez Fletcher Henderson vers 1925. Devenu instrument soliste à part entière, le saxophone ténor occupe une place de choix dans les petites formations des années 1930 et s’affirme comme principale voix soliste dans les big bands (Herschel Evans et Lester Young chez Count Basie, par exemple). L’empreinte incontournable de Charlie Parker sur le développement du be-bop tend à retarder quelque peu l’affirmation du ténor, qui dominera de façon plus éclatante le paysage sonore du jazz des années 1950. Il est la pièce maîtresse des formations hard bop (telles que les Jazz Messengers) aux côtés de la trompette qu’il double dans l’exposé des thèmes. Grâce notamment à John Coltrane, le ténor apparaît ensuite comme l’instrument de la libération expressive vers le free jazz, où il incarne la dimension sonore et énergétique en opposition à une exploitation plus mélodique et linéaire de l’alto (chez Ornette Coleman par exemple). Sa vélocité et la richesse de sa palette expressive le placent volontiers à la tête de trios ou quatuors sans piano, depuis Sonny Rollins en 1957. Après une relative éclipse des saxophones dans le jazz fusion des années 1970, au profit notamment de la guitare et des claviers, le ténor occupe une place majeure dans toutes les configurations contemporainesgrandes formations, quatuors de saxophones, quintettes traditionnels, trios avec contrebasse et batterie…. Il s’intègre à toutes les formules instrumentales du jazz contemporain, à l’instar du Barondown de Joey Baron (saxophone ténor, trombone et batterie) vers 1995.
Premiers saxophonistes ténors
Les premiers saxophonistes ténors du jazz des années 1920 assurent une fonction orchestrale ou rythmique, souvent en alternance avec la clarinette, et se dégagent à peine de l’improvisation collective (Joe Garland, Ernest Elliott, Charlie Cordella). Happy Caldwell (1903-1978) et Prince Robinson (1902-1960) se distinguent en tant que solistes, ce dernier combinant le slaptechnique systématisée par Barney Bigard (1906-1980) et un phrasé legato encore inhabituel. Bud Freeman (1906-1991) dessine une première alternative originale avec une sonorité feutrée, presque vaporeuse en dépit d’une attaque nette. Mais l’instauration d’une véritable tradition du ténor est due à Coleman Hawkins (1904-1969) dont le premier style dit staccatoà l’image du détaché caractéristique de son articulation sera rapidement tempéré par l’usage du legato sur tempo lent. L’art complet d’Hawkins est redevable des acquis de ses prédécesseurs saxophonistes, mais tout autant d’une écoute attentive de Louis Armstrong pour l’invention mélodique, et d’Art Tatum pour la sophistication harmonique. La sonorité est à la fois chaude et rugueuse, le vibrato généreux, et l’expressivité intense, notamment dans les ballades : après Armstrong à la trompette et avant Parker à l’alto, Hawkins a créé le « standard » de son instrument.
L’« école Hawkins »
Les ténors des années 1930-1945 propagent, avec peu d’exceptions, le rayonnement du « Bean » dans toutes les formations swing : Vido Musso, Art Rollini (rappelant aussi la sonorité de Bud Freeman) ou encore Georgie Auld et Flip Phillips. Trois personnalités dominent toutefois l’important lignage d’Hawkins. Chu Berry (1908-1941) compense par le swing et l’intelligence harmonique ce qu’il cède au maître du point de vue de la sonorité. Il brille sur tempo rapide par son contrôle de la respiration, son placement rythmique précis et sa puissance. Le Texan Herschel Evans (1909-1939) projette avec fougue et autorité (chez Basie) une sonorité puissante qui sait aussi se faire subtile, identifiable alors à son vibrato terminal.
Enfin, si Duke Ellington a tardé à se doter d’un saxophoniste ténor à sa mesure, il a jeté son dévolu sur le plus remarquable héritier d’Hawkins, Ben Webster (1909-1973). Sa sonorité troublante voire tremblante, parfois râpeuse, offre la quintessence de l’expressivité vocale conquise alors par les saxophonistespareillement atteinte, quoique d’autre façon, par Johnny Hodges à l’alto. Sur tempo rapide, son jeu est plus heurté et percussif, renvoyant alors à la première manière d’Hawkins. Al Sears puis Paul Gonsalves œuvreront en continuateurs de Webster chez Ellington, Ike Quebec fera de même chez Cab Calloway. Don Byas (1912-1972) est à considérer ici, en dépit de l’audace harmonique et de la volubilité mélodique qui l’ont associé un temps au be-bop naissant, pour les qualités d’émission et de vibrato directement héritées d’Hawkins. Dans le registre de la ballade notamment, il a trouvé plus qu’un disciple en Lucky Thompson.
Si par bien des aspects, elle est aussi tributaire de Lester Young, la tradition du « Texas tenor style » instaurée par Illinois Jacquet (1922-2004) s’inscrit dans la continuité d’Hawkins, et surtout de Berry et Evans dont il combine les influences. Jacquet privilégie l’engagement physique et l’expressionnisme sonore sur la subtilité harmonique, cultivant un « gros son » fortement vibré et une émission saturée au moyen de faux-doigtés, à la recherche du registre suraigu. John Hardee et Arnett Cobb (chez Lionel Hampton) sont ses principaux émules, mais les honkers du rhythm’n blues lui doivent beaucoup.
Autour de Lester Young
Lester Young (1909-1959) oppose, au culte de la sonorité édifié par l’école Hawkins, celui de la ligne. Marqué par les apports de Frankie Trumbauer, Jimmy Dorsey et Bud Freeman, il offre au ténor un modèle de sonorité détimbrée, presque lisse. Son vibrato semble inféodé au contexte de la phrase en pouvant prendre différentes amplitudes, voire être totalement contenu. La ligne mélodique se joue de toute accentuation prévisible, semblant ignorer les barres de mesure. Au moyen de sauts de registres, de contrastes de couleur, et d’un jeu sur la répétition de cellules mélodiques, il cultive avec décontraction apparente un sens de la surprise qui ouvre des voies essentielles à l’ensemble du jazz moderne.
Au ténor, cette influence gagnera progressivement beaucoup des héritiers d’Hawkins tels que, parmi ceux précédemment cités, Flip Phillips, Don Byas (qui le remplaça chez Basie en 1941) et même Illinois Jacquet, auxquels il faut ajouter le Français Alix Combelle. La présence simultanée des deux modèles est particulièrement nette chez Gene Ammons (1925-1974), combinant une sonorité « à la Hawkins » et une approche lestérienne du phrasé.
On attribue couramment à Lester Young une double influence, la première s’exerçant sur les saxophonistes affiliés à l’esthétique du be-bop, la seconde préfigurant l’esthétique du style cool des années 1950. Young offre aux premiers ténors bop un modèle instrumental qu’ils combinent aux conceptions développées par Parker à l’alto (Wardell Gray, James Moody, Budd Johnson). Dexter Gordon (1923-1990) possède une sonorité puissante et un phrasé parfois tendu, caractères qui l’éloignent de Young dont il conserve cependant la décontraction et le sens du placement rythmique, légèrement décalé du temps. En revanche, son travail sur la répétition variée de courtes formules rythmiques dénotent un style linéaire qui tranche avec l’investigation harmonique de Parker, et l’apparente à Young.
Le lestérisme proprement dit s’écarte toutefois des voies du be-bop en imprégnant le jeu des ténors de la West Coast que tout ou presque distingue de ce dernier. La section d’anches réunie en 1947 par Woody Herman en Californie comprend notamment trois ténors et un baryton (les fameux Brothers) qui cristallisent, en l’élargissant à la dimension collective, ce retour à Lester Young : un son léger, une attaque nette mais délicate, un phrasé coulé réprimant toute accentuation agressive et estompant le vibrato [Jimmy Giuffre (1921-2008), Herbie Steward (1926-2003) ; Zoot Sims (1925-1985) ; Al Cohn (1925-1988)]. L’apport de Stan Getz (1927-1991) est irréductible à cette généralisation, malgré l’incarnation qu’il propose d’un idéal d’équilibre et de rondeur du son, d’élasticité du phrasé. Chez Getz ou encore Allen Eager, comme chez Wardell Gray ou Lee Konitz à l’alto, se perpétue tout aussi bien l’héritage de Charlie Parker : virtuosité, tranchant de l’émission, recherches harmoniques. Parmi les plus important ténors west coast doivent être cités Bob Cooper, Bill Perkins ou Buddy Collette. Warne Marsh (1927-1987), disciple du pianiste Lennie Tristano, met une sonorité droite et dénuée de vibrato au service de l’extension, par l’improvisation, du langage et des structures collectives. Rebelle aux effets sonores (growl) ou expressifs trop appuyés (proche en cela de l’altiste Lee Konitz), il travaille à évacuer tout cliché de son discours mélodique. Ces qualités se retrouvent en Ted Brown (1927-....), autre fidèle du cercle tristanien.
Auteur : Vincent Cotro