Accueil / Portraits de compositeurs / Portrait d’André Jolivet
André Jolivet (1905-1974)
Premières expériences musicales
André Jolivet naît le 8 août 1905 à Montmartre. Très tôt, sa mère Madeleine lui offre ses premières impressions musicales en lui jouant des sonates de Mozart et de Beethoven, et dès l’âge de 4 ans, il apprend le solfège et le piano auprès d’Henriette CasadesusHenriette est la troisième épouse de Francis Casadesus, violoniste, compositeur et critique musical.. Même si l’expérience pianistique ne se révèle pas satisfaisanteIl est possible que Jolivet ait été rebuté par le manque de pédagogie de Mme Casadesus. Quoi qu’il en soit, il préfèrera se tourner quelques années plus tard vers le violoncelle., le jeune André poursuit ses explorations musicales et artistiques : il approche le monde de l’orchestre à travers les concerts Pasdeloup et se passionne pour le théâtre après la découverte du répertoire classique à la Comédie-Française. Les relations qu’il entretient avec son père, comptable, sont pour le moins tendues : bien que lui-même attiré par le domaine artistique (en particulier la peinture), Victor Ernest Jolivet s’oppose à ce que son fils embrasse une carrière musicale. Aussi, afin d’éviter tout conflit familial, André entre à l’École normale d’instituteurs d’Auteuil (de 1921 à 1924), tout en poursuivant ses activités musicalesJusqu’en 1942, Jolivet mènera de front deux carrières : instituteur la journée et compositeur le reste du temps.. C’est là qu’il découvre la musique d’Erik Satie et l’esprit dadaïste, et qu’il compose ses premières pièces : Les Amours de la girafe et de l’éléphant (1923), Valses ignobles et - las ! -, sentimentales ! (1924)... Celles-ci trahissent déjà une volonté de se trouver un langage personnel, délaissant la tonalité au profit de la modalité et de la polytonalité.
L’enseignement des maîtres
En 1925, Jolivet obtient le Certificat d’aptitude à l’enseignement, mais dans le domaine musical, il ne bénéficie d’aucune formation concrète. Son intérêt pour les arts plastiques, en particulier le cubisme, l’amène à côtoyer le peintre Georges Valmier. Également baryton, ce dernier présente Jolivet à son ami Paul Le FlemPaul Le Flem (1881-1984) est un compositeur français, mais également professeur de contrepoint à la Schola Cantorum, chef de chœur et critique musical. en 1927. Dès lors, durant six ans, Jolivet suit l’enseignement plus qu’opportun de ce professeur qui lui inculque les bases nécessairesAprès avoir pris connaissance des quelques essais de composition que je lui avais soumis, il comprit la nécessité de m’imposer une rigueur de méthode.
André Jolivet à propos de Paul Le Flem dans ses Entretiens avec Antoine Goléa. à la composition : l’harmonie, le contrepoint, la fugue, le choral… Le Flem entraîne également son élève à de nombreux concerts symphoniques où Jolivet découvre entre autres Arnold Schönberg et Béla Bartók. Le jeune homme poursuit son travail de composition : des mélodies (Chewing-gum, 1928, Quatre Mélodies sur des poésies anciennes, 1931), des pièces pour piano (Trois Temps, 1930)... La première représentation publique d’une de ses œuvres en 1928 ainsi que l’édition de ses premières partitions favorisent ses débuts dans le monde musical parisien.
En 1929, Jolivet épouse la violoniste Martine Barbillon. De cette union (qui ne durera que trois ans) naît en 1930 la petite Françoise-Martine. Ce nouvel univers familial inspire à Jolivet plusieurs pièces pour violon : Air pour bercer (1930) dédiée à sa fille, Grave et Gigue (1930), la Sonate pour violon et piano (1932).
À l’occasion de la création française d’Amériques de Varèse en mai 1929, Jolivet, recommandé par Paul Le Flem, rencontre ce compositeur audacieux en qui il voit son nouveau maîtreAvec la complicité agissante de Le Flem, Jolivet gagna la confiance de Varèse, qui le soumit cependant à un drôle de test : écrire une réduction à quatre mains de son œuvre Octandre. Au bout d’une semaine, la réduction faite et acceptée, André Jolivet devenait l’élève de Varèse.
Hilda Jolivet dans Avec… André Jolivet.. Bien que leurs rencontres soient moins formelles qu’avec Le Flem, elles n’en sont pas moins enrichissantes : Les points essentiels que j’ai retenus de la fréquentation de Varèse de 1929 à 1933 sont l’acoustique, le rythme et l’orchestration.
(André Jolivet, extrait de ses Entretiens avec Antoine Goléa).
Fort de l’enseignement de ses deux maîtres, Jolivet compose en opérant une synthèse des deux influences. En témoignent sa Sonate pour violon et piano, mais surtout son Quatuor à cordes, fruit de ses années d’apprentissage : J’y ai utilisé toutes mes connaissances en contrepoint, les principes de composition traditionnelle que je tenais de Le Flem, un certain nombre de données acoustiques que m’avait appris Varèse, et ce que j’avais retenu de la technique de Schoenberg et de son application par Alban Berg.
(André Jolivet, extrait de ses Entretiens avec Antoine Goléa). Jolivet se positionne alors comme un compositeur non-conformiste, revendiquant une certaine indépendance.
En 1933, il épouse en secondes noces Hilda Guighui, jeune institutrice d’origine algérienne, dont il aura trois enfants.
Le temps de l’émancipation
En 1933, Varèse s’exile définitivement aux États-Unis. Avant son départ, il confie à son élève six objetsBeaujolais (pantin articulé en bois recouvert de cuivre), l’Oiseau et la Vache (deux sculptures d’Alexander Calder), Pégase et la Chèvre (respectivement en raphia et en paille, d’origine suédoise) et la Princesse de Bali (statuette de copeaux de bois et de paille)., « fétiches » hétéroclites décorant son atelier, qui inspireront à Jolivet Mana, une suite de six pièces pour piano. Cette œuvre est le point de départ de l’émancipationC’est par cette œuvre que j’ai tenté pour la première fois de réaliser ma conception de la musique.
Extrait de la présentation de Mana lors du concert du 20 février 1936. de Jolivet par rapport à l’enseignement de ses maîtres, dans lequel il ne trouve pas de quoi satisfaire sa soif d’humanisme et de spiritualité.
À travers l’Exposition coloniale internationale de 1931 et ses propres voyages en Algérie, Jolivet se retrouve confronté aux cultures non européennes, tandis que l’ethnologie scientifique se développe en France sous l’égide de philosophes tels qu’Émile Durkheim ou Lucien Lévy-Bruhl. Dans le sillage de ces courants de pensées, il développe alors une conception primitiviste et ésotérique de la musique. Selon lui, les sociétés dites « primitives » ont conservé un état authentique, vierge de toute influence de la culture occidentale, dans lequel la musique bénéficie d’une dimension magique. Dans ses compositions, Jolivet aspire à retrouver cet état premier enfoui en nous-mêmes
et à redonner à la musique sa puissance originellePour moi, les trois mots : mysticisme, philosophie, et musique sont trois expressions à peine différentes du même principe spirituel et cosmique : l’harmonie universelle. […] À nous de refonder la musique sur les lois de l’univers. Rendons-lui son sens incantatoire et ses attributions magiques.
(André Jolivet, extrait de la présentation de Mana), « universelle », capable de s’adresser à tous. C’est ce qu’il tend à développer dans Mana (1935), puis dans d’autres œuvres telles que les Cinq Incantations pour flûte (1936), ou encore les Cinq Danses rituelles pour piano (1939, par la suite transcrites pour orchestre).
Le groupe Jeune France et les années de guerre
En 1935, Jolivet participe à la création d’une nouvelle société de concerts : la Spirale. Consacrée à la musique de chambre, La Spirale a pour objectif de mettre en valeur la notion d’échange, en programmant des musiques du monde entier (musique américaine, hongroise, autrichienne…). Les difficultés financières finiront par avoir raison de cette société dont les activités prendront fin en 1937. Néanmoins, sa participation active dans la programmation des concerts aura permis à Jolivet d’enrichir ses contacts et de lui ouvrir de nouveaux horizons.
C’est au sein d’une autre association que Jolivet va poursuivre ses activités. En 1936, le groupe Jeune France voit le jour, composé de quatre jeunes compositeurs français : Yves Baudrier, Daniel-Lesur, Olivier Messiaen, et bien sûr André Jolivet. Contrairement à La Spirale, ce groupe se consacre essentiellement à la musique symphonique, tandis que ses préoccupations humanistesLes tendances de ce groupement seront diverses : elles s’uniront pour susciter et propager une musique vivante dans un même élan de sincérité, de générosité, de conscience artistique.
(Manifeste joint au programme du premier concert) rejoignent les propres aspirations de Jolivet. Malheureusement, la guerre éloignera les membres du groupe qui ne parviendront pas à redonner un second souffle à leur association.
Les années d’avant-guerre voient la montée en puissance du Front populaire. Bien que Jolivet adhère à l’idéologie du parti (notamment dans l’idée d’une politique d’accès des masses à la culture), il reste en marge des commandes officielles, refusant de simplifier son langage musical pour satisfaire un plus large public. En 1939, la guerre éclate et mobilise Jolivet qui participe notamment à la bataille de Gien (du 15 au 19 juin 1940). Bouleversé par l’expérience de la mort, il intègre alors une dimension religieuse dans ses compositions (Les Trois Complaintes du soldat, Messe pour le jour de la paix, 1940).
Durant les années d’Occupation, Jolivet utilise ses nombreux contacts pour se rapprocher de plusieurs grandes institutions : il compose pour l’Opéra (Guignol et Pandore, 1943), pour la Comédie-Française (Iphigénie à Delphes, 1943, Le Malade imaginaire, 1944), pour la radio et le cinéma (La Parole est d’argent, 1943, Les Ultra Sons, 1944) ou encore pour le Conservatoire de Paris (Le Chant de Linos, 1944). Ces œuvres vont contribuer à accroître sa notoriété auprès du public, et faire de lui un personnage important dans le paysage musical.
La Comédie-Française
1945. À 40 ans, devenu une personnalité reconnue, Jolivet est nommé directeur musical de la Comédie-Française. Il y dirige aussi bien ses propres œuvres que celles de ses contemporains, mais compose de plus en plus pour l’institution. À raison de trois ou quatre œuvres par an, il écrit des musiques accompagnant des pièces de toutes les époques : des tragédies antiques (Antigone, 1951), des tragédies classiques de Racine (Mithridate, 1952) ou Corneille (La Mort de Pompée, 1954), des comédies-ballets de Molière (Le Bourgeois gentilhomme, 1951) ou encore des pièces d’auteurs romantiques tels que Musset (Les Caprices de Marianne, 1953). C’est l’occasion pour lui de réfléchir à la place de la musique au théâtre : Toute musique écrite pour le théâtre doit, avant tout, servir l’action scénique et non plus être de la musique, mais un soutien musical du spectacle.
(« Considérations sur la musique au théâtre », Polyphonie, 1er cahier). En parallèle à ses fonctions à la Comédie-Française, Jolivet compose huit concertos, dont quatre pour le Conservatoire de Paris, mêlant classicisme (à travers le modèle du concerto) et modernité (en dédiant ses œuvres à des instruments inhabituels tels que les percussions ou les ondes Martenot). Il renoue avec ses préoccupations primitivistes d’avant-guerre (Épithalame pour 12 voix solistes, Symphonie n° 1, 1953), et se rapproche de ses contemporains sériels tout en gardant ses distances et son propre langage musical (Sonate pour piano n° 2, 1957, Symphonie n° 2, 1959).
Ses relations avec la Comédie-Française finissent par devenir tendues, ses exigences, notamment en ce qui concerne les droits d’auteurs, étant jugées démesurées. Il quitte officiellement son poste le 1er octobre 1958.
Les dernières années
Après son départ de la Comédie-Française, Jolivet est nommé conseiller musical du directeur général des Arts et des Lettres, au ministère des Affaires culturelles dirigé par André Malraux. En parallèle, il s’associe à George Skibine dans la création de ballets sur ses propres œuvres (Concerto sur le Concerto pour piano en 1958, Marines sur le Concerto pour trompette n° 2 en 1960). Alors qu’il délaisse quelque peu la composition, ces ballets lui permettent d’élargir son public.
En 1959, Jolivet fonde le Centre français d’humanisme musical (CFHM). En marge du festival d’Aix-en-Provence, ce cycle de conférences et de cours de composition se veut être un lieu d’échange et de réflexion. En mettant l’accent sur la musique française, Jolivet cherche également à proposer une alternative aux cours d’été de Darmstadt, haut-lieu du sérialisme dont il se tient à l’écart. Malheureusement, des conflits d’intérêt l’opposent au festival d’Aix qui prend ombrage du succès remporté par le CFHM, et Jolivet, las de toutes ces querelles, abandonne le projet. Il quitte également la direction des Arts et des Lettres en 1962, mais sa nomination en tant que professeur de composition au Conservatoire de Paris lui permet de conserver un statut officiel dans le milieu musical, tandis qu’il répond de plus en plus à des commandes particulières venant d’interprètes : Controversia (1968) pour le hautboïste Heinz Holliger, Heptade (1971) pour le trompettiste Maurice André . Ces dernières années voient une forte dominance des cordes dans ses compositions ainsi qu’une tendance vers un langage épuré, influencé par l’art traditionnel japonais : Cinq Églogues pour alto seul (1967), Yin-Yang pour orchestre à cordes (1973).
André Jolivet s’éteint à l’âge de 69 ans, le 20 décembre 1974 à Paris.
Auteure : Floriane Goubault