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Duke Ellington (1899-1974)
L’importance de Duke Ellington dans l’histoire du jazz est considérable à plusieurs titres. Tout d’abord, son nom est associé à certains des thèmes les plus fameux de cette musique (qu’il les ait composés ou simplement interprétés) tels que Take the A Train, Sophisticated Lady ou It Don’t Mean a Thing. Ensuite, Ellington a dirigé pendant près d’un demi-siècle l’un des grands orchestres les plus remarquables de son époque, dans les rangs duquel sont passés certains des plus importants solistes du jazz, de Bubber Miley à Clark Terry, de Barney Bigard à Johnny Hodges, de Ben Webster à Paul Gonsalves, pour n’en citer que quelques-uns. En outre, en tant que pianiste, il a développé un style très original, économe et contrasté, marqué par le stride et le ragtime, et qui a influencé de nombreux musiciens à sa suite tels que Thelonious Monk ou Randy Weston. Enfin, et c’est sans doute le plus considérable, il est l’un des compositeurs majeurs du XXe siècle, ayant développé une œuvre riche, dense, originale, ambitieuse, variée dans ses formes et dans ses thématiques, qui magnifie et universalise la culture africaine-américaine dont il est l’un des grands ambassadeurs.
Né en 1899, Edward Ellington a grandi à Washington, dans un environnement de la classe moyenne de couleur, où il a reçu des cours de piano dès l’enfance et étudié les beaux-arts. La distinction de ses manières lui vaut, jeune, le surnom de « Duke » (Duc). Après des débuts dans sa ville natale, il s’impose comme chef d’orchestre et compositeur. Grâce à sa réputation grandissante, sa formation est choisie pour animer la revue du Kentucky Club à New York puis, à partir de 1927, celle du très select Cotton Club. Alors que s’épanouit le mouvement culturel de la Harlem Renaissance, Duke Ellington lui donne ses lettres de noblesse musicale en développant le style « jungle » dans lequel son sens mélodique se combine avec des jeux de timbres, des audaces harmoniques et toute une gamme d’effets dus notamment à l’utilisation par les cuivres (trompettes et trombones) de sourdines et du growl, qui donne à ses pièces un caractère expressionniste particulièrement saisissant. Si elle n’est pas détachée de références à une Afrique originelle perdue, la « jungle » de cet univers sonore est aussi une traduction de l’urbanité africaine-américaine, de la revendication d’une « black beauty » (titre de l’une de ses compositions), d’une fierté culturelle assumée qui aspire à trouver sa place dans une société américaine enfin intégrée et créolisée.
S’il reste attaché – ne serait-ce un temps que par nécessité économique – à l’esprit de la danse, Ellington reste fidèle au mouvement du swing et emprunte au blues une grande partie de sa matière compositionnelle. À partir de la fin des années 1940, il développe une série de « suites » orchestrales aux thématiques variées, qui se présentent comme des séries de tableaux ou de poèmes musicaux dans lesquels ses aspirations narratives cèdent souvent le pas à ses talents de coloriste. Osant des répartitions de registres contre-nature, pratiquant des alliages sonores et des chromatismes surprenants, Ellington développe des pièces auxquelles il associe étroitement les interprètes qu’il pousse à exacerber leurs particularismes stylistiques. Nombre de morceaux s’apparentent ainsi à des concertos miniatures, dans une relation dynamique entre composition et improvisation. Respecté de manière unanime par tous les jazzmen et bien au-delà, son talent l’a amené, dès 1933, à se produire hors des États-Unis et lui a permis de collaborer avec le théâtre, la télévision, la danse et le cinéma, à composer un répertoire sacré et à dédier des œuvres tout entières à la célébration de la négritude américaine, dans un esprit œcuménique et délibérément dépassionné.
Auteur : Vincent Bessières