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Karlheinz Stockhausen (1928-2007)
Compositeur allemand, Karlheinz Stockhausen demeure le seul qui explore et expérimente, dès les années 1950, l’ensemble des champs de la recherche musicale. Dans tous les domaines, il a ouvert des voies nouvelles avec une audace et une générosité qui contrastent avec la pâleur des « compose-petit » qu’on a pris l’habitude de lui opposer.
Les débuts de compositeur
Né le 22 août 1928 à Mödrath, près de Cologne, le jeune Karlheinz connaît une enfance éprouvante : dans un pays où la situation économique est au plus mal après la crise de 1929, sa mère, devenue dépressive, est internée en 1932 ; son jeune frère, Hermann, décède l’année suivante. Cependant, malgré la situation précaire de la famille, son père parvient à réunir l’argent pour lui payer ses premiers cours de piano, qu’il reçoit de l’organiste de la cathédrale d’Altenberg où les Stockhausen se sont installés. La montée du nazisme et la guerre imminente n’arrangent en rien la situation : en sa qualité de professeur, le père de Stockhausen est enrôlé dans le parti nazi, sans toutefois adhérer à son idéologie qu’il juge extrême. Il est envoyé sur le front en 1943. Parti suivre ses études à Xanten, Stockhausen est quant à lui mobilisé en 1944, à 16 ans, afin de participer à l’effort de guerre et devient brancardier.
Son père tué au front quelque part en Hongrie, sa mère exécutée comme aliénée par les nazis, Stockhausen se retrouve orphelin de la Seconde Guerre mondiale, dont il a connu les pires horreurs. Il occupe alors divers emploispianiste dans un cours de danse mais aussi gardien de parking ou encore gardien de nuit dans un magasin pour assurer sa survie matérielle et mentale et se payer ses études à la Staatliche Hochschule für Musik de Colognecours de piano avec Hans Otto Schmidt-Neuhaus, les formes musicales avec Hermann Schroeder, la composition avec Frank Martin et à l’Université de Colognela philologie allemande, la philosophie et la musicologie.
En 1948, il rencontre Doris Andrae, sa future femme, avec laquelle il aura quatre enfants dont Markus, qui deviendra trompettiste et compositeur, et Majella, future pianiste. Bien qu’il s’intéresse alors énormément à la littérature (il écrit des poèmes, des histoires courtes, des pièces pour la radio…), Stockhausen se lance progressivement dans la composition, encouragé par l’un de ses professeurs, et écrit les premières œuvres qu’on lui connaît : Chœurs pour Doris sur des poèmes de Verlaine, les Drei Lieder, une Sonatine pour violon et piano diffusée à la radio en 1951. La même année, Stockhausen suit pour la première fois les cours d’été de DarmstadtDès 1946, les cours d’été de Darmstadt sont le lieu d’expression de la « nouvelle musique », un courant avant-gardiste de la musique contemporaine dans la lignée du sérialisme intégral. : il y rencontre Luigi Nono et découvre la musique concrète présentée par Pierre Schaeffer. L’année suivante, il part étudier à Paris : il y suit l’enseignement de Darius Milhaud et Olivier Messiaen, et fait la connaissance de Pierre Boulez qui l’invite au Club d’Essai de Schaeffer. De cette époque datent ses premières œuvres importantes, reflets du sérialisme intégralmusique composée à partir de séries des paramètres musicaux : hauteurs du son, rythmes, intensités, timbres... : Kreuzspiel (1951) pour hautbois, clarinette basse, piano et 3 percussionnistes (accueilli par des huées lors de sa création à Darmstadt en juin 1952), Formel (1951), Spiel (1952), Punkte (1952, révisé en 1962) pour orchestre et Kontra-Punkte (1953) pour 10 instruments. C’est aussi le début du cycle des Klavierstücke (I-IV achevés en 1952-1953).
L’électron musical
À Paris, Stockhausen aborde le domaine expérimental en travaillant au Groupe de musique concrète (qui devient le G.R.M., Groupe de Recherches Musicales, en 1958) de Pierre Schaeffer, et compose une Etüde (1952) de musique concrète. Il se lasse vite des « objets sonores » que celle-ci piste et trouve, en 1953, une stimulation auprès d’Herbert Eimert (1897-1972) qui venait de fonder, avec Robert Beyer (1901-1989), le Studio de musique électronique de Radio Cologne (le célèbre WDR que Stockhausen dirige à partir de 1962). Il étudie également, à l’Université de Bonn (1954-1956), la théorie de la communication et la phonétique avec Werner Meyer-Eppler (1913-1960), son meilleur professeur estimera-t-il.
Stockhausen procède alors à des recherches sur la musique électronique : Studie I (1952) et Studie II (1953). Il écrit le bouleversant Gesang der Jünglinge (Chant des adolescents, 1955-1956), première œuvre strictement électro-acoustique (qui utilise à la fois des sons concrets et des sons électroniques).
Les mystères du hasard mesuré
Entre les années 1954 et 1959, outre des contributions théoriques essentielles à la revue académique musicale Die Reihe qu’il dirige pendant ce temps, Stockhausen compose les œuvres qui feront de lui le grand maître de la musique d’alors :
- les Klavierstücke V-X (1954-1955 ; les IX et X sont achevés en 1961), dans lesquels il s’agit, précise le compositeur,
d’utiliser le plus efficacement possible les exigences toutes particulières de l’instrument. La conception musicale, dans ce cas spécial, est si intimement liée au piano, que la réalisation qui s’ensuit redéfinit de fait l’instrument et l’écriture pianistique
; - Zeitmaße (« Mesure du temps », 1955-1956) pour 5 bois , où le concept stockhausenien de « champ temporel » (celui qui établit un rapport entre l’écriture et l’exécution dépendant des qualités mêmes de l’instrumentiste) trouve son achèvement ;
- le Klavierstück XI, première « œuvre ouverte » – elle laisse un grand nombre d’initiatives au pianiste –, l’une des plus célèbres du répertoire contemporain ;
- Gruppen (« Groupes », 1955-1957) pour 3 orchestres est l’une de ses plus incontestables réussites, une musique qui exploite la spatialisation, comme Carré (1959-1960) pour 4 orchestres et 4 chœurs.
Citons encore Zyklus (1959) pour 1 percussionniste, autre œuvre ouverte, et Kontakte (1959-1960) pour sons électroniques, piano et percussion, dans lesquels il propose des contacts entre sons électroniques et sons instrumentaux, mais aussi entre des « moments caractéristiques » qui, selon le compositeur, ne sont pas déterminés par un début et une fin, mais sont simplement la conséquence de ce qui précède ou de ce qui suit
.
La carrière de compositeur de Stockhausen décolle : il est désormais reconnu à l’étranger où il effectue des tournées, et donne à son tour des cours de composition à Darmstadt où les nouvelles idées côtoient de plus en plus le courant du sérialisme intégral, jusqu’alors prédominant.
La pluralité des mondes
Pendant les années 1960, la popularité de Stockhausen ne cesse de croître. Il succède à Eimert à la direction du studio de Cologne, devient directeur artistique des cours de nouvelle musique à la Hochmusikschule, et fait de nombreux séjours à l’étranger (Finlande, Italie, Inde, Japon, États-Unis) pour donner des cours de compositions ou répondre à des commandes. Ces voyages influeront grandement sur ses travaux, en particulier celui au Japon en 1966 qui lui fera découvrir le gagaku, le théâtre kabuki ou encore le théâtre nô. La construction d’un auditorium circulaire, qu’il supervise à l’Exposition universelle d’Osaka en 1970 dans le pavillon allemand, est l’une de ses réalisations les plus marquantes ; il y donne des démonstrations pendant 183 jours, avec 20 solistes et 5 projections, pour des exécutions en direct de ses propres œuvres, chaque session durant cinq heures et demie et ce, pour 1 million d’auditeurs. Il compose aussi sans relâche. Les Momente (1962-1964, achevés en 1969, pour soprano solo, 4 groupes de chœurs et 13 instrumentistes), outre qu’ils comportent de nouvelles techniques de collage et de citation, présentent le concept de Momentform : les formes momentanées sont le résultat d’une volonté de composer des états et processus à l’intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et à la totalité de l’œuvre
. Éblouissants de vitalité, drames grandioses de la destinée de l’homme, ces Momente sont un des sommets absolus de toute l’œuvre de Stockhausen.
Dans Mikrophonie I (1964) pour tam-tam, 2 microphones, 2 filtres et potentiomètres (6 instrumentistes), Mixtur (1964) pour grand orchestre, générateurs sinusoïdaux et modulateurs en anneau, et Mikrophonie II (1965) pour 12 chanteurs, orgue Hammond, 4 modulateurs en anneau et bande, Stockhausen essaie de dominer l’opposition entre les musiques électronique et instrumentale ou vocale.
Puis c’est le cataclysme avec Hymnen (1966-1967), œuvre électronique, instrumentale et vocale, visionnaire et de structure très originale. D’une durée totale de 113 minutes, elle est divisée en quatre « régions » avec, pour principal matériel thématique, différents hymnes nationaux qui forment des « centres » auxquels se réfèrent musicalement d’autres nations avec leurs « têtes » caractéristiques.
L’utopie réelle d’un émerveilleur cosmique
Composée aux États-Unis en 1968, Stimmung pour 6 vocalistes est une œuvre proche du silence, de l’atmosphère sereine et magique de certaines musiques orientales (Inde du Nord) et extrême-orientales (Japon), où les voix obéissent à des techniques nouvelles : On écoute à l’intérieur du son, à l’intérieur du spectre harmonique, à l’intérieur du phénomène vocal. À l’intérieur
, précise le compositeur. Mantra (1970) pour 2 pianos, 2 modulateurs en anneau, 2 wood-blocks et 2 jeux de cymbales antiques, prolonge les expériences de « mixité » entre l’électronique et l’instrumental.
À partir des années 1970, la foi mystique du compositeur et l’idée d’une conscience universelle prennent davantage de place dans l’œuvre de Stockhausen, qui a toujours été profondément croyant. L’entreprise des grands cycles commence avec Tierkreis (1975-1976), ensemble de 12 mélodies sur les signes du zodiaque, qui existe en plusieurs versions : pour orchestre de chambre (1977), pour clarinette et piano (1975-1981), pour trio (1975-1983). La version la plus longue est Sirius (1975-1977 ; 96 minutes), musique électronique pour soprano, basse, trompette et clarinette basse, qui prolonge le rêve cosmique de Sternklang (1971) pour 5 groupes et l’onirisme de Trans (1971) pour orchestre. L’aboutissement de ces cycles est le gigantesque opéra intitulé Licht (« Lumière »), divisé en sept Journées, et auquel le compositeur se consacre exclusivement à partir de 1977. Certaines pages de cet opéra peuvent être exécutées indépendamment : les Klavierstücke XII (1978-1979, extrait de Donnerstag aus Licht, « Jeudi de Lumière ») à XIX (2004, extrait de Sonntag aus Licht, « Dimanche de Lumière »), Nasenflügeltanz (« Danse des ailes du nez », 1983) pour percussion et synthétiseur, ou le célèbre Helikopter-Streichquartett (« Quatuor Hélicoptère », 1993). Ce « grand Cosmos musical » (Stockhausen) de 30 heures doit nous permettre de pénétrer au-delà des limites de la pensée
, d’approcher concrètement l’éternité qui s’ébruite dans chaque instant de notre vie et, pourquoi pas, de voir enfin ces objets invisibles que sont les sons, ces « oiseaux transparents ».
Stockhausen décède en 2007 à Kürten (près de Cologne), sans avoir achevé son cycle Klang (œuvre électronique autour des 24 heures du jour), ni vu la création de son opéra Licht dans sa totalité.
Auteur : Jean-Noël von der Weid