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David Krakauer (1956-)
Le nom de David Krakauer est presque immédiatement relié à la musique klezmer, du nom de la tradition développée par les groupes itinérants de musiciens juifs d’Europe de l’Est, se produisant à l’occasion des mariages et autres occasions communautaires et festives. Introduite aux États-Unis par les immigrants juifs au début du XXe siècle, cette tradition en partie délaissée fit l’objet dans les années 1970 d’un puissant mouvement de renaissance. Krakauer est de ceux qui se sont ainsi ressaisis de leur « héritage » culturel (il évoque à l’occasion le fort accent yiddish de sa grand-mère), mais ce chemin de réappropriation fut pour lui tardif et sinueux.
Jazz et musique klezmer
Né le 22 septembre 1956 à New York, d’abord imprégné et amené vers la clarinette par le répertoire classique prisé par sa famille, le jeune David est confié à d’illustres pédagogues comme Léon Russianoff à la Juilliard School, et même au Conservatoire de Paris en 1976-1977. Il jouera en grand orchestre (Philharmonique de Philadelphie) comme en musique de chambre, et passe pour maîtriser l’ensemble du répertoire de son instrument jusqu'à John Cage et Luciano Berio. Mais Krakauer infiltre parallèlement la scène du jazz new yorkais, l’occasion de découvrir combien certains musiciens de jazz (dont Benny Goodman) avaient pu être influencés par le répertoire klezmer. À partir de là, mais aussi d’une connaissance progressive des maîtres du genre (Dave Taras, Neftule Brandwein), le clarinettiste n’a cessé d’explorer, d’approfondir, voire de mettre à l’épreuve les liens entre cette tradition et le jazz, la musique savante et d’autres encore. Il s’agit moins d’explorer un genre que d’illustrer un art traditionnel avec la capacité d’invention du jazz ; garder l’inflexion yiddish, mais pas la chloroformer dans un musée. Plutôt lui faire faire deux pas en avant sur le boulevard du jazz
. (Jazzman n° 113, 2005, p. 12). David Krakauer rejoint The Klezmatics en 1988 avec notamment le trompettiste Frank London et la violoniste Alicia Svigals.
Élargissement du référentiel musical
Après cette première collaboration qui le place au cœur de la scène downtown newyorkaise, Krakauer fonde son propre Klezmer Madness au milieu de la décennie suivante. Le label Tzadik, fondé par John Zorn, accueillera l’album éponyme, considéré comme un jalon important pour sa reconnaissance ultérieure. D’un autre côté de l’échiquier musical, venu de la musique contemporaine et du free jazz, Zorn est aussi à l’avant-garde de ce recyclage de traditions musicales juives. Même s’il est plus proche de Don Byron, autre clarinettiste emblématique de ce renouveau klezmer, Krakauer a montré depuis qu’il pouvait suivre Zorn sur les terres du free jazz ou de la pop noisy. Les deux musiciens ont d’ailleurs plusieurs fois collaboré depuis cette période et il arrive à Krakauer de se présenter sur scène avec le répertoire du saxophoniste (comme à la Salle Pleyel à Paris, en octobre 2011).
À la fin des années 1990, David Krakauer signe sur Label Bleu, le label fondé par Michel Orier qui accompagne alors, par une production sans pareille, le développement du jazz français. Dans A New Hot One (2001), l’héritage klezmer est déjà confronté aux sonorités électriques et aux rythmes funk, une dimension de fusion qui progresse encore dans The Twelve Tribes (2002) où deux guitares électriques, sampleur et séquenceur cohabitent avec l’accordéon et les clarinettes, ou encore le shofar, sorte de trompe en forme de corne de bélier utilisée lors de la liturgie hébraïque. Au cœur d’un parcours fait de rencontres décisives, celle avec le DJ et multi-instrumentiste canadien So-called inaugure une longue collaboration (depuis Live in Krakow, 2003) en même temps qu’un nouvel élargissement du référentiel musical. Depuis 2008, les deux musiciens se sont encore associés avec Fred Wesley, tromboniste funk et ancien partenaire de James Brown, dans un projet intitulé Abraham Inc. Tweet tweet (2009). Il illustre efficacement la façon dont peuvent se rejoindre les différentes traditions musicales en jeu, autour d’une incroyable énergie corporelle, de l’improvisation vocale comme instrumentale, et d’une gaieté incompressible.
Remodeler la tradition
Sans jamais se départir de son attachement au répertoire classique (à l’époque où il commence à croiser les anches avec le hip-hop, il joue et enregistre Brahms...), Krakauer s’entoure fréquemment des formations acoustiques les plus variées (orchestre d’harmonie, quatuor de saxophones, quatuor à cordes…). Il a également composé pour le cinéma, depuis La Leçon de Tango (Sally Potter, 1997) à Hôtel Woodstock (Ang Lee, 2009). Bien au-delà, donc, d’une démarche « revivaliste » ou de la simple mise à jour d’une tradition et d’un répertoire, Krakauer a remodelé, sans les dissoudre, les contours stylistiques et culturels d’un système musical profondément marqué par ses codes identitaires. Postmoderne, Krakauer l’est sans doute au sens où il combine son retour en arrière à une imagination sans bornes, le tout agrémenté d’une forte exigence instrumentale nourrie d’humour et de fête. Sa figure tutélaire, plutôt que Benny Goodman déjà citée, est sans conteste Sidney Bechet auquel il a rendu hommage dès son second CD, Klezmer, NY (label Tzadik) : Klezmer À La Bechet.
Auteur : Vincent Cotro
(mise à jour : juin 2013)