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Figure essentielle du jazz des années 1970, qui contribua à renouveler l’écriture et l’arrangement avec facétie, Carla Bley est aussi l’une des rares femmes qui ne soit pas chanteuse à atteindre un haut degré de notoriété dans le jazz. Explorant la musique américaine sous bien des coutures, elle intègre dans un patchwork habile et éclairé un ensemble de références éclectiques, populaires et savantes, avec un sens du drame et de l’humour qui rend son univers musical éminemment personnel.
Des débuts difficiles
Née le 11 mai 1938 à Oakland (Californie), farouchement indépendante, Carla Bley n’a suivi aucun enseignement académique, hormis les rudiments que lui inculqua son père, professeur de piano et maître de chœur à l’église locale où, dès l’enfance, elle a tenu l’orgue pendant les offices. Quittant très jeune le giron familial, elle ne s’impose que progressivement dans le milieu très masculin du jazz à New York en vendant des cigarettes dans les clubs et en fréquentant les lieux de rendez-vous des musiciens. Provoquant l’intérêt de quelques-uns d’entre eux (Paul Bley, son premier mari, Jimmy Giuffre, George Russell ou encore Art Farmer) qui adoptent certains de ses morceaux, elle ne peut se consacrer entièrement à la musique qu’à partir de 1964.
Affirmation d'un style
Son implication dans la Jazz Composers’ Guild (qui évolue en Jazz Composer’s Orchestra Association), une association de musiciens rattachés au free jazz qui cherchent à s’organiser pour mieux se faire entendre, et sa rencontre avec le trompettiste Michael Mantler, son second mari, transforment Carla Bley en une sorte d’égérie de l’avant-garde. Ses talents de compositrice apparaissent cependant au grand jour en 1967 lorsque le vibraphoniste Gary Burton enregistre avec son quartette une série de thèmes qu’elle a composés, intitulée A Genuine Tong Funeral. Peu après, le contrebassiste Charlie Haden lui commande des pièces pour son Liberation Music Orchestra (elle contribuera au répertoire de l’orchestre à chacune de ses reconstitutions). Cet engagement dans l’écriture la mène à concevoir Escalator over the Hill, un opéra sur un livret du poète Paul Haines, qui est achevé en 1972. À cette époque, l’art de Carla Bley s’affirme par son originalité. Après la période de remise en cause radicale du free jazz , elle s’attelle à réunir des éléments provenant du blues, du rock, du jazz, de la musique latino-américaine, de la musique légère, en une synthèse parfois ironique sur laquelle plane l’ombre tutélaire de Kurt Weill.
une artiste inclassable
Au terme d’une participation de six mois à l’orchestre de Jack Bruce en 1975, Carla Bley décide de voler de ses propres ailes. Dès lors, elle se consacre à écrire de la musique pour des formations dont la taille évolue en fonction de son inspiration (oscillant entre la demi-douzaine et la dizaine d’instrumentistes) et à imaginer des arrangements au gré des commandes internationales. Faisant appel à la même coterie de musiciens avec une fidélité peu commune et des relations professionnelles étendues à l’échelle de décennies entières, elle s’impose comme un modèle de constance créative et d’opiniâtreté. Publiant régulièrement des albums sur son propre label, Watt, elle enrichit son répertoire en composant de nouvelles pièces ou en réorchestrant d’anciennes œuvres. Les contextes dans lesquels elle se produit vont du duo (depuis 1987) avec son nouveau compagnon, le bassiste Steve Swallow, jusqu’au big band (depuis 1989) en passant par des formations intermédiaires telles que le trio (avec Swallow et Andy Sheppard depuis 1991), le sextet, le groupe « 4x4 » (quatre soufflants associés à une section rythmique de quatre membres, en 1998) ou le Big Carla Bley Band (dix musiciens). On retrouve très fréquemment à ses côtés en position de solistes le trompettiste Lew Soloff, le tromboniste Gary Valente, les saxophonistes Wolfgang Puschnig et Andy Sheppard.
Son sens du défi et ses références éclectiques font que son œuvre protéiforme échappe aux classifications stylistiques et emprunte ses thématiques ou ses formes à des genres parfois très éloignés de la tradition du jazz (opéra, musique de chambre, musique sacrée, hymnes, airs folkloriques…). Eclatée et asymétrique à l’origine, cultivant la brisure et les unissons bruyants, son écriture subversive a gagné en subtilité avec le temps, se rapprochant des modèles de Gil Evans et Duke Ellington sans rien perdre de ce qui fait sa fondamentale originalité. Elle s’impose après plusieurs décennies d’activité comme une référence majeure dans l’art d’arranger et de composer pour grande formation de jazz.
Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : juin 2005)