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Ahmad Jamal (1930-2023)
Toute mon inspiration vient d’Ahmad Jamal, le pianiste de Chicago
, déclarait Miles Davis en 1958. Ces mots ont contribué à forger la légende d’Ahmad Jamal mais il n’en fallait pas moins pour que la critique prenne conscience de l’originalité des conceptions du pianiste en matière d’architecture, d’arrangement minimal et d’expressivité sans emphase qui pouvaient passer inaperçues sous des apparences élégantes et placides. À certains égards, l’approche du jeu en trio auquel Jamal a consacré presque exclusivement sa carrière est la traduction d’une pensée d’arrangeur qui envisage le trio comme une sorte d’orchestre miniature dont le piano n’est qu’une composante. Par son influence cruciale sur Miles Davis et l’impact de certains enregistrements sur ses confrères, il n’est pas illégitime de le ranger parmi ces musiciens qui ont contribué à façonner les usages du jeu en petite formation.
Premier trio
Ahmad Jamal est né le 2 juillet 1930 à Pittsburgh (États-Unis). Ses débuts sont très tôt placés sous le sceau du trio (à l’exclusion d’un engagement dans le big band du trompettiste George Hudson à 17 ans et d’une participation aux Four Strings du violoniste Joe Kennedy en 1949). En 1950, Ahmad Jamal forme en effet son premier trio, The Three Strings, avec le guitariste Ray Crawford et le contrebassiste Eddie Calhoun qui, un an plus tard, est remplacé par Israel Crosby. Engagé au Blue Note de Chicago, ce trio fait référence à celui de Nat King Cole par l’instrumentation et à celui d’Erroll Garner (natif comme Jamal de Pittsburgh) dont il revendique la conception orchestrale. Remarqué par le producteur John Hammond lors de son passage au Embers à New York, il enregistre ses premiers titres pour OKeh en 1951 qui seront suivis de séances pour Epic. À son répertoire, des morceaux qui deviendront sa marque de fabrique, partagés entre des thèmes originaux tels que « Ahmad’s Blues » ou « New Rhumba » et des arrangements inventifs de chansons (« Love for Sale », « Billy Boy », « Autumn Leaves »…).
Nouvelle conception du trio
Adoptée par le pianiste à partir de 1956, la formule du trio piano/contrebasse/batterie donne la pleine mesure des conceptions d’Ahmad Jamal lorsque, en 1958, son trio intègre le batteur Vernell Fournier. Le pianiste se distingue par son art rigoureux de la mise en place qui utilise avec précision la complémentarité des instruments, tous les trois se combinant au service d’une mise en perspective originale des thèmes. Soliste remarquable mais mesuré, il joue du trio autant que du piano, agençant les voix dans des formes très structurées et claires car découpées par des silences. Jamal introduit ainsi une conception nouvelle du trio, très orchestrale dans son fonctionnement, basée sur l’imbrication étroite de ses membres et la recherche d’une sonorité globale. Un trio, ce n’est pas seulement trois musiciens : c’est un petit ensemble. Vous pouvez avoir un grand ensemble qui possède un petit son alors qu’un petit ensemble peut sonner très « large ». Notre idée, c’était de faire sonner le trio comme un orchestre, avec la discipline et le sens de l’architecture. Le piano est un orchestre à lui seul, mon groupe aussi ; il en est le prolongement
.
L’autre nouveauté est la nature même de son jeu qui repose sur une approche retenue refusant la surabondance des effets, parcimonieuse dans le choix de ses notes servies par un toucher qui les isole chacune. Dans un étonnant mélange de sobriété et de sophistication, il imagine une expressivité sans emphase, pour une musique sans empressement (goût des tempos médium) constamment maîtrisée dans son déroulement et sa dynamique. Engagé à demeure au Pershing Hotel de Chicago, la formation rencontre une popularité considérable après la parution d’un enregistrement en public qui comprend des interprétations de « But not for Me » et « Poinciana ». Après des semaines au hit-parade, le succès est tel que le pianiste peut posséder son propre club, The Alhambra, dans lequel il se produit très régulièrement, et créer sa propre marque de disques.
Irrégularités de carrière puis renaissance
La mise en scène des thèmes, la cohésion de la rythmique, l’art de la respiration et du silence, la recherche d’une sonorité globale chers à Ahmad Jamal ont eu une profonde influence sur de nombreux musiciens, le plus notable étant Miles Davis qui lui emprunte un nombre important de titres de son répertoire et encourage ses pianistes (Red Garland et Bill Evans) à s’intéresser à lui. Au-delà du trompettiste, l’impact d’Ahmad Jamal sur l’art du jeu en trio est considérable. Pour autant, la carrière du pianiste n’a pas toujours été sans accident. La dissolution de son trio en 1962 marque un tournant, renforcé par des difficultés personnelles. Il aura dès lors beaucoup de mal à retrouver un trio possédant la complémentarité des musiciens qui l’ont accompagné. Installé à New York, il joue avec différentes paires rythmiques, la plus durable associant Jamil Nasser et Frank Gant (1966-1972). Relativement abondante, sa production phonographique pour différentes firmes est plus irrégulière mais connaît des ventes soutenues ; elle le fait parfois entendre au clavier électrique ou dans des contextes orchestraux. Son trio s’élargit ponctuellement en accueillant un guitariste ou un percussionniste et demeure son empire. Depuis Vernell Fournier, il garde une prédilection pour les batteurs louisianais (Herlin Riley, Gordon Lane, Idris Muhammad…) qui donnent à certaines de ses interprétations un discret parfum funky.
Il faut attendre le début des années 1990 et sa collaboration avec le label français Birdology pour que le pianiste connaisse une véritable renaissance. Inauguré par une trilogie d’albums intitulée The Essence, ce retour en grâce s’opère d’abord en Europe où l’on redécouvre sa singularité. Toujours très directif, son art s’est considérablement modifié, adepte des grands effets de contraste, dramatisé dans ses développements énergiques et ses changements soudains de dynamique. Mais au-delà des apparences, c’est toujours la pensée d’un architecte qui a fait du trio son orchestre qui s’exerce avec audace et lucidité.
Auteur : Vincent Bessières