Crédits de l’exposition
- Commissaires : Philippe Bruguière, Joël Dugot, Emma Lavigne
- Scénographie : Alexandre Périgot.
- Textes pédagogiques : Benoît Navarret
- Design sonore : Gérard Chiron
Accueil / / Exposition Travelling Guitars à la Philharmonie de Paris
Page découverte
Expositions temporaires du musée de la musique
Née dans l’Espagne médiévale et héritière de la vihuela de mano, la guitare a connu un développement unique dans l’histoire des instruments de musique. L’engouement et la fascination qu’elle suscite, tiennent avant tout à sa nature. Légère, peu encombrante, elle séduit autant par ses potentialités mélodiques et rythmiques que par ses capacités polyphoniques.
Qu’elle soit flamenca ou rock, baroque ou jazz, blues, latine ou interprète d’écritures savantes contemporaines, elle traduit par son universalité, cette extraordinaire capacité d’adaptation que nul autre instrument a jamais eu.Sous les doigts d’artisans expérimentés, de luthiers novateurs ou de bricoleurs de génie, son corps ne cesse de se transformer, révélant une personnalité éprise de liberté. Le parcours de l’exposition se déroule en cinq séquences chronologiques (du XIXe siècle à aujourd’hui) et thématiques (liberté, conquête, épopée, émancipation, mondialisation). Il regroupe près d’une centaine de guitares provenant de la collection du Musée de la musique mais également de prêts exceptionnels de collections publiques et particulières, françaises et étrangères. En résonance avec l’exposition Travelling Guitars, l’artiste Saâdane Afif présente Power Chords, une installation sonore pour onze guitares électriques automatisées. Cette œuvre récemment primée par la fondation Prince Pierre de Monaco, montre les ambigüités de l’émancipation de l’instrument au travers de Money Chords, ces fameux accords qui ponctuent l’histoire du rock et suffisent souvent à faire un tube...
Au sortir de la Révolution française, les valeurs nouvelles héritées des penseurs des lumières ont bouleversé la société. Une idée s’impose : celle d’un progrès rendu possible par la connaissance au travers des arts, des sciences et des techniques. Le système des corporations, qui avait pesé lourdement sur l’inventivité et la créativité, notamment dans les milieux artisanaux, laisse la place à une organisation plus souple des métiers. L’instauration du système des brevets favorise nettement les innovations.
La guitare, en devenant un des instruments préférés de la bourgeoisie alors en plein essor, profite dès le début du XIXe siècle d’un exceptionnel mouvement de libération des formes qui se décline aussi au travers d’avancées les plus diverses : guitare à double-table, guitare harpe, guitare à 10 cordes (décacorde), guitare « enharmonique » (à tempérament réglable, dont les frettes sont mobiles), guitare ronde etc. La vogue de l’instrument est telle qu’on parle bientôt de guitaromanie. Après la musique de salon vient celle du concert public. C’est le temps des virtuoses. Les luthiers œuvrent sur un instrument sans cesse remis en cause par la virtuosité technique de ses interprètes qui, par ailleurs, jouent dans des salles de plus en plus grandes.
Paris est alors la ville de toutes les rencontres, lieu privilégié pour les grands solistes de l’époque. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que le virtuose italien Niccólo Paganini ait joué sur la guitare qui appartiendra ensuite au compositeur français Hector Berlioz. Venus d’abord d’Espagne et d’Italie, Fernando Sor (1778-1839), Dionisio Aguado (1784-1849), Niccólo Paganini (1782-1840), Ferdinando Carulli (1770-1841), se produisent en concerts à Paris, font de nombreux adeptes et y publient leur musique. Les romances et chansons populaires côtoient les transcriptions d’airs d’opéra et les œuvres pédagogiques (méthodes, études etc.). Jamais auparavant la guitare n’avait connu un tel développement.
On attribue l’invention de la guitare classique au facteur Antonio de Torres (1817-1892), qui donne à l’instrument, vers 1860, des caractéristiques résolument nouvelles. Révolutionnaire de par sa forme et sa puissance sonore accrue, la guitare selon Torres est désormais à même de conquérir de nouveaux espaces dans le champ musical. L’aspiration de virtuoses comme Francisco Tarrega (1852-1909), bientôt suivi par Miguel Llobet (1878-1938) est de porter l’instrument au même niveau d’excellence que le piano ou le violon. Leur musique, qui puise souvent aux sources populaires ibériques, remporte un tel succès qu’elle fera de nombreux émules jusqu’à Joaquin Rodrigo (1902-1999) et son très célèbre Concierto de Aranjuez.
La culture du flamenco constitue un autre espace de conquête pour la guitare. Cet art très complet et autonome où se côtoient la musique et la danse trouve évidemment ses origines dans le chant de tradition arabo-andalouse. C’est dans le cadre des cafés cantantes du milieu du XIXe siècle que l’instrument, grâce aux possibilités nouvelles apportées par Torres, s’impose peu à peu à la fois comme accompagnateur du cante flamenco avec les palmas (claquements des mains) et comme soliste dans des formes spécifiques (Soleares, Bulerias, Malaguenias etc).
L’Amérique latine est un troisième espace de conquête, géographique cette fois. Il est initié très tôt, dès le XVIe siècle par les conquistadores espagnols apportant avec eux vihuelas de mano et guitarras de cuatro ordenes. Après quatre siècles ininterrompus de métissages et de jeux d’influences, la guitare constitue aujourd’hui un espace culturel et musical d’une exceptionnelle richesse et d’une rare diversité.
Si les noms de compositeurs comme Manuel Ponce (1882-1948), Agustin Barrios (1885-1944) ou Heitor Villa-Lobos (1887-1959) ont profondément marqué la pratique « classique » de la guitare, chaque pays d’Amérique latine a développé ses types spécifiques de guitare correspondant aux différentes musiques populaires : cuatro au Venezuela, cavaquinho au Brésil, tiple en Colombie (mais aussi Venezuela et Argentine), charango (en Equateur et en Bolivie), vihuelita et guitarron au Mexique et bien d’autres encore. De nombreux chants et danses de ces pays ont évolué à partir de la guitare qui constitue aussi la clé de leur compréhension.
Pour le reste du monde, les formes musicales d’Amérique latine les plus connues restent la samba et la bossa nova. Ces rythmes brésiliens sont à l’origine de la plupart des compositions de célèbres guitaristes comme Antonio Carlos Jobim, Baden Powell, João Gilberto ou Laurindo de Almeida.
Après la conquête de l’Amérique latine, l’exposition propose de suivre, sur les traces de Christian Friedrich Martin, la trajectoire fulgurante de la guitare aux États-Unis. En quête de liberté face à la suprématie du marché occupé par les fabricants de violons, Christian Friedrich Martin émigre à New York en 1833.
Ancien élève du célèbre facteur viennois Georg Stauffer, il poursuit son activité de luthier et s’émancipe peu à peu des formes et styles européens pour créer ce qui deviendra l’un des standards de la guitare folk américaine : il répond au problème de faible puissance sonore en équipant la guitare de cordes métalliques, en augmentant les dimensions de la caisse et adoptant le barrage en X sous la table d’harmonie. Il crée ainsi la guitare acoustique à corde acier si populaire encore de nos jours.
Il devient ainsi le premier luthier de guitares en Amérique du Nord. Avec ses concurrents tels que Washburn ou Gibson, Martin contribuera à la diffusion de masse de la guitare à cordes métalliques en produisant des instruments de qualité à un prix abordable : la guitare devient accessible à tous.
Robuste, facilement transportable et conviviale, elle va alors occuper une place privilégiée au sein des musiques populaires américaines en tant que serviteur de la voix, notamment pour le Blues (Robert Johnson, Blind Lemon Jefferson, Son House, Blind Blake, Lonnie Johnson) et la Country Music (Jimmie Rodgers, Nick Lucas, Roy Smeck, Otto Gray, Doc Watson). Elle devient l’expression d’une individualité qui s’ouvre au monde.
C’est notamment dans les grands centres urbains du Sud puis dans les pôles industriels du Nord-Est comme Chicago que s’illustreront de grandes figures de la guitare blues. En 1927, George Beauchamp et John Dopyera s’inspirent du phonographe d’Edison et Victrola pour mettre au point un instrument acoustique original, doté d’un ou plusieurs haut-parleurs internes : la guitare à résonateur est née.
Dès 1928, elle est jouée par les bluesmen tels que Tampa Red, Son House, Bukka White, qui apprécient sa puissance sonore et la clarté de ses résonances. Cependant, elle ne résiste pas à l’électrification de la guitare qui ébranle son principal argument de vente. Oubliée après la seconde guerre mondiale, elle est redécouverte dans les années 1950 avec les orchestres de Blue-Grass, dans les années 1960 avec le blues acoustique et s’immisce dans le rock dans les années 1980 grâce à Mark Knopfler, guitariste du groupe anglais Dire Straits.
L’invention de la guitare électrique répond au désir des guitaristes, frustrés de l’hégémonie des cuivres dans les orchestres, de se faire entendre davantage. En 1936, la guitare s’électrise : Gibson reprend l’invention d’Adolf Rickenbacker et l’adapte à ses guitares destinées au jazz. La révolution est née : jusqu’alors cantonnée à un rôle rythmique, elle s’affirme comme instrument mélodique soliste.
Eddie Durham et Charlie Christian sont les premiers à populariser cette nouvelle guitare qui rivalise sans peine avec les trompettes et autres saxophones. En 1950, Leo Fender lance la guitare électrique à corps plein (solid body) et confirme l’émergence du guitariste au sein de l’orchestre annonçant les guitar heroes du rock.
La variété des sonorités obtenues grâces aux différents réglages et effets électroniques permet à la guitare de tenir le devant de la scène, au point de rendre accessoire la mélodie chantée. Il s’agit désormais d’un corps à corps entre le guitariste et son instrument. Tant par son potentiel sonore que par la mobilité scénique, elle devient plus qu’un instrument : une icône. Elle peut alors répondre au désir de Jimi Hendrix qui voulait « jouer de la guitare électrique comme d’un orchestre ».
Portée en bandoulière tel un étendard par Joan Baez chantant We shall Overcome lors de la grande marche pour les droits civiques à Washington en 1963, la guitare apparaît comme l’instrument de toutes les libérations politiques et sociales des sixties, passant peu à peu du statut d’emblème de liberté à celui d’arme de guerre avec la radicalisation de l’opposition à la guerre du Vietnam. « This machine kills fascism ».
À l’instar de celle de Woodie Guthrie tatouée de ce slogan offensif, la guitare devient à travers le Master of War de Bob Dylan, le Kill for Peace des Fuggs ou la version disjonctée du Star Spangled Banner de Jimi Hendrix, un instrument d’émancipation redoutable, capable de fédérer des dizaine de milliers de jeunes lors de festival dont la démesure est rendue possible grâce à l’amplification de l’instrument.
La firme Gibson profite de cette nouvelle ère en proposant, dès 1937, la guitare ES-150 (« ES » pour Electric Spanish et « 150 » pour 150 dollars, prix de vente du modèle) est rendue célèbre par Eddie Durham et Charlie Christian.
Désormais, la guitare électrique incarne pour plusieurs générations de teenagers, le moyen d’exprimer une revendication identitaire et un désir profond d’émancipation en réponse à l’American way of Life et à la société de consommation. Cette vague contestataire se propage en Europe où la musique anglo-saxonne suscite l’émergence d’une facture européenne de qualité. Dès la fin des années 1950, le modèle Américain s’exporte et le rock’n’roll fait son apparition en France.
Johnny Hallyday, Les Chats Sauvages, Les Chaussettes Noires incarnent ce twist culturel annonciateur de la période des yé-yés, puis du rock hexagonal. Les luthiers européens tels Burns (Angleterre), Hagström (Suède), Egmond (Pays-Bas), Hopf (Allemagne), Häfner (Allemagne), Eko (Italie), Jacobacci (France) planchent alors sur des guitares d’un genre nouveau en Europe suivant les canons esthétiques des américaines.
Durant cette période de mimétisme flagrant, se dégage néanmoins une identité européenne : une étonnante inventivité quant aux assemblages de matériaux donnant lieu à des finitions des plus originales.
La lutherie européenne ne peut cependant que difficilement résister à l’arrivée des modèles américains durant les années 1960 et asiatiques dans les années 1970. Le vedettariat se développe relayé par des medias de plus en plus influents et performants. Parallèlement, la force contestataire de l’instrument s’émousse au rythme de la prolifération de modèles produits en masse dans le monde entier.
Dans son implacable progression, la société de consommation finit par tout annexer et édulcorer, y compris la rébellion originelle du rock selon une logique de récupération économique qui en banalise la portée. Les utopies des années soixante sont mortes alors que les guitares prolifèrent. No future ! scande le mouvement punk entraîné par les Sex Pistols et The Clash dans l’Angleterre des années 70.
Fortement marquée par le chômage et la violence, leur musique explose dans le vacarme des guitares et amplis qui deviennent les éléments puissants d’une esthétique musicale nouvelle. Dernier mouvement musical avec un message véritablement contestataire, politique et provocateur, de nombreux groupes, de Sonic Youth à Nirvana, en passant par Noir Désir ou même les Négresses Vertes plongent leurs racines dans le mouvement punk.