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La gamme pythagoricienne
Pour composer de la musique et produire un ensemble harmonieux, des notes doivent être combinées, simultanément ou successivement, selon certaines règles. Mais comment choisit-on et comment organise-t-on ces notes ? Dans de nombreuses musiques, elles sont précisément sélectionnées en fonction des intervalles musicaux qui les séparent, puis ordonnées et organisées en gammes. Une gammeLe mot « gamme » provient de la lettre grecque gamma (Γ) qui, anciennement, désignait la première note de la gamme. peut ainsi être vue comme une échelle avec des barreaux espacés d’une certaine manière, chaque barreau représentant une note et l’espace entre deux barreaux quelconques, adjacents ou non, représentant un intervalle musical. Cette échelle musicale s’étend le plus souvent sur une octave, intervalle considéré comme le plus consonant.
La gamme dite pythagoricienne trouve sa source dans la Grèce antique et aura une importance fondamentale dans l’histoire de la musique occidentale. Aussi, l’approche originale proposée ici consiste-t-elle à dégager les circonstances et le contexte dans lesquelles cette gamme fut peu à peu construite et établie. Le parcours va donc débuter dans la Grèce antique, au moment où la musique rencontre les mathématiques.
L’importance de la musique dans la Grèce antique
La musiqueEn grec, mousikê ne signifie pas « musique », mais désigne tout art dont l’œuvre est le fruit de l’inspiration des muses, à commencer par la poésie. tient une place essentielle dans la vie sociale, politique et religieuse de la Grèce antique. Presque aucune activité sociale ou humaine n’a lieu sans un accompagnement musical. Il en résulte une importance exceptionnelle de l’instrument de musique : On a estimé qu’un vase peint sur dix représentait une scène avec instrument de musique, c’est une proportion énorme dont n’approche aucun autre thème iconographique.
(Jacques Chailley, La Musique grecque antique, Belles Lettres, 1979, p. 59). Mais cette influence de la musique se fait sentir plus profondément. Pour Platon Platon (vers 428-348 av. J.-C.) est l’une des sources les plus importantes pour comprendre l’une des manières dont les Grecs appréhendaient la musique pendant la période classique. Dans La République, il présente sa doctrine sous forme de dialogues où Socrate tient une place prédominante., la musique influence l’âme, en bien ou en mal. Comme il l’écrit par l’intermédiaire de Socrate, l’éducation musicale est souveraine parce que le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement. […] Le jeune homme à qui elle est donnée comme il convient sent très vivement l’imperfection et la laideur dans les ouvrages de l’art ou de la nature, et en éprouve justement du déplaisir.
(Platon, La République, Livre III). L’éducation musicale revêt ainsi un rôle de premier plan en contribuant à la construction de la cité idéale que le philosophe expose dans La République. Mais cette éducation est très normative et s’accompagne d’un contrôle, assorti de sanction si nécessaire, sur ce qui doit être enseigné. Ainsi, certains modes musicaux sont proscrits à cause des valeurs négatives qu’ils véhiculent.
Dans la découverte des proportions numériques simples qui existent entre les longueurs des cordes vibrantes correspondant aux sons de la gamme naturelle, Platon voit de surcroît, comme beaucoup des grands penseurs de la Grèce ancienne, l’expression d’une loi naturelle rattachant le monde sensible des phénomènes au monde idéal des nombres (voir la fiche « Pythagore et l’art de faire entendre les nombres »). Cette loi n’était-elle pas applicable à cette harmonie, bien autrement sublime, que laissait entrevoir la régularité des mouvements des corps célestes ? Platon est de fait le premier, dans ses écrits, à faire allusion à cette idée qu’il existe une loi naturelle par excellence : celle qui dirige le microcosme comme le macrocosme et qui assure l’harmonie du Cosmos. Dans leur révolution, les sphères célestes produisent ainsi une musique, la Musique des Sphères, qui est le reflet de cette harmonie universelle. Cette idée restera prégnante jusqu’à la Renaissance, comme on peut le constater sur la gravure « Le Monocorde du monde », tirée de l’ouvrage de l’alchimiste Robert Fludd, Histoire technique, physique et métaphysique du macrocosme et du microcosme (1624).
Le tétracorde : unité du système musical grec
De toutes les notes que nous pouvons produire avec une corde tendue sur un chevalet mobile (à l’aide d’un monocorde par exemple), certaines seulement sonneront en harmonie les unes avec les autres et pourront entrer dans la gamme. Si la note émise par la corde à vide sert de référence, sur quels critères s’opère la sélection de ces intervalles dits consonants ? Dans la Grèce antique, la composition de mélodies repose sur l’usage de quelques intervalles seulement, les principaux étant les intervalles d’octave (diapason), de quinteintervalle que l’on pourrait traduire par do-sol dans notre système contemporain (diapente) et de quarteintervalle que l’on pourrait traduire par do-fa dans notre système contemporain (diatessaron). Il nous faut aussi ajouter le « ton », intervalle qui sépare la quarte de la quinteautrement dit, l’intervalle correspondant, par exemple, à fa-sol dans notre système contemporain. La quarte est particulièrement importante pour la construction des différentes échelles dont les musiciens se servaient pour composer leurs mélodies.
La quarte restera, à travers toute l’histoire de la musique grecque antique, l’unité de base et la référence fondamentale. Voici par exemple comment les musiciens accordaient leur lyre à quatre cordes : les deux cordes extrêmes étaient accordées selon un intervalle fixe de quarte, mais ces deux notes étant insuffisantes pour composer des mélodies, les musiciens inséraient entre les limites de cette quarte deux autres notes dont les intervalles n’étaient pas fixes mais laissés au choix du musicien. Ces deux notes sont alors dites mobiles. Ce système étant formé de quatre notes, il prend le nom de tétracorde, unité de construction et d’analyse du système grec.
Après bien des tâtonnements, deux notes mobiles sont stabilisées à l’intérieur du tétracorde selon l’un ou l’autre des trois types principaux qu’on appelle les genres : diatonique, chromatique ou enharmonique. Ces trois genres et leur tétracorde associé resteront en usage jusqu’au début de la Renaissance. Afin d’illustrer la manière dont l’intervalle de quarte est divisé selon ces trois genres, prenons appui sur cette gravure datant de 1514 :
Concentrons-nous sur le premier genre (ou mode), « diatonique ». À partir de la note Γ, nous trouvons successivement deux tonsRappelons que le ton est l’intervalle qui sépare la quarte de la quinte. (Γ-A et A-b) et un dernier intervalle b-C. La quarte étant fixe, ce dernier intervalle est la différence entre la quarte et les deux tons, il est appelé ici semi-ton (ou, selon les théories, demi-ton ou encore limma pythagoricien). Le tétracorde du genre diatonique est donc caractérisé par la suite « ton - ton - semi-ton » (comme le montre la gravure, le mode chromatique est quant à lui caractérisé par la succession « trihemiton - semi-ton - semi-ton », et l’enharmonique par « diton - diesis - diesis »). Si nous cherchons à y substituer les notes de notre système contemporain, la succession d’intervalles « ton - ton - semi-ton » peut se traduire par les notes do-ré-mi-fa ou encore sol-la-si-do.
Ces quatre notes suffisaient initialement pour la récitation des poésies épiques grecques, mais rapidement une échelle plus étendue fut construite en juxtaposant deux tétracordes.
La gamme pythagoricienne
Bien que la juxtaposition de tétracordes se décline selon les trois modes précédemment cités, nous allons nous focaliser sur le mode diatonique, « ancêtre » du mode que nous appelons aujourd’hui « majeur ». Dans l’échelle correspondante, les deux tétracordes sont juxtaposés de manière à ce que la dernière note du premier et la première note du second soient séparées par un intervalle d’un ton, ce qui donne une succession de 7 intervalles selon le schéma suivant :
Cette échelle peut se traduire en termes mathématiques, c’est-à-dire en substituant les intervalles de ton (T) et de semi-ton (ST) par leur rapport numérique correspondant. En effet, ce fut la grande découverte de Pythagore que d’avoir associé les intervalles consonants (octave, quinte, quarte) à des fractions simples des 4 premiers nombres entiers (2/1, 3/2, 4/3) et d’en avoir fait un objet de spéculation (voir la fiche « Pythagore et l’art de faire entendre les nombres »). Les pythagoriciens imposèrent alors de manière durable une manière de penser la musique en termes mathématiques. En témoigne par exemple la représentation symbolique de ces nombres dans la fameuse fresque de Raphaël L’École d’Athènes, chef-d’œuvre de la Renaissance. Nous y remarquons sur la tablette noire qu’un jeune homme présente à Pythagore les chiffres romains 6, 8, 9, 12 assignés à ce qui pourrait passer pour les quatre cordes d’une lyre, chiffres qui permettent de reconstruire les 3 intervalles consonants à la base de l’harmonie pythagoricienne.
Connaissant les fractions associées aux intervalles de quarte, quinte et octave, comment en déduire celles correspondant au ton ou au semi-ton ? Il nous faut ici expliquer une règle fondamentale afin d’y parvenir : faire la somme de deux intervalles musicaux revient à multiplier les rapports qui les caractérisent en terme de longueur de corde ou en terme de fréquence (ce que nous ferons dorénavant). Au contraire, faire leur différence revient à diviser ces rapports. Par exemple, sachant que l’intervalle d’octave est caractérisé par la fraction 2/1 (la fréquence de la note à l’octave est deux fois celle de la fondamentale), celui de la quarte par 4/3 et celui de la quinte par 3/2, on remarque que 2/1 = 4/3 x 3/2, ce qui signifie bien que l’octave se divise en une quarte plus une quinte.
Demandons-nous alors quel intervalle sépare une quarte d’une quinte. Soustraire une quarte d’une quinte revient, selon la règle édictée ci-dessus, à diviser 3/2 par 4/3. Ce qui donne 9/8. C’est notre ton (T).
Exécutons la même procédure de calcul pour le semi-ton. Nous savons que l’intervalle du premier tétracorde est une quarte (4/3). Cet intervalle, dans le genre diatonique, se sépare en deux T et un ST, ce qui signifie que T x T x ST = 4/3. Donc ST = 4/3 divisé par (9/8 x 9/8), soit (4x8x8 / 3x9x9) = 256/243.
Nous sommes désormais en mesure d’écrire les rapports associés aux intervalles séparant deux notes successives du mode diatonique :
Cette succession d’intervalles forme la gamme dite pythagoricienne. Elle est en réalité bien antérieure à Pythagore, mais porte son nom parce qu’elle est construite selon le système qu’il a théorisé. On pourrait la jouer simplement en frappant les touches blanches d’un piano. Cependant, en réalité, les valeurs du ton et du demi-ton sur nos pianos ne sont pas exactement ceux de la gamme pythagoricienne. Pour quelles raisons ? C’est l’objet de la fiche où il est question de la gamme à tempérament égal (voir la fiche « Vers la gamme à tempérament égal » ).
Le cycle des quintes ?
Une autre façon de composer une gamme à partir d’une note donnée tout en obéissant à la théorie pythagoricienne consiste à générer des quintes successives (c’est-à-dire l’intervalle considéré dans cette théorie comme le plus consonant et défini par le rapport de fréquence 3/2).
Partant par exemple d’un fa (de fréquence f), on obtient la fréquence du do (f x 3/2), puis à partir du do la fréquence du sol (f x (3/2)2), etc. Au bout de six quintes, on se rend compte que l’on a déjà obtenu (après les avoir remises dans l’ordre) les 7 premières notes (do ré mi fa sol la si, qui correspondent aussi aux touches blanches du piano, c’est-à-dire à la gamme diatonique).
En continuant jusqu’à la 11e quinte, on obtient cinq notes supplémentaires (les touches noires du piano) qui, remises dans l’ordre encore une fois, vont venir s’intercaler entre les notes déjà définies.
Mais, lorsqu’on poursuit jusqu’à la 12e quinte (f x (3/2)12) pour obtenir la note mi#, on s’aperçoit, qu’elle ne correspond pas exactement au fa obtenu par l’addition de 7 octaves (f x 27). L’intervalle qui les différencie est appelé le comma pythagoricien.
Les quintes ainsi générées en cycle ne « bouclent » pas. Autrement dit, jamais une note du cycle des quintes ne pourra correspondre à une note du cycle des octaves. Ceci s’explique facilement puisque l’équation 3n/2p = 2 n’a pas de solution.
Malgré tout, à l’époque médiévale, on a utilisé la gamme formée de cette façon, mais en faisant boucler artificiellement la 12e quinte sur la 7e octave. Cette dernière quinte (la#-mi# sur le schéma) a ainsi été réduite à la quinte la#-fa et est donc plus petite que les autres (d’un comma pythagoricien)… ce qui, avec l’évolution du langage musical, commença à poser problème et imposa de trouver d’autres solutions.
Auteur : Francis Beaubois