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Interview
Thomas Enhco & Vassilena Serafimova
Biographies des artistes
Percussionniste spécialiste du marimba, Vassilena Serafimova est née en 1985 à Pleven en Bulgarie, où elle grandit dans une famille de musiciens. Dès son enfance, Vassilena joue au sein de l’ensemble de percussion Accent formé par ses parents. Elle acquiert ainsi très tôt le goût de la scène. En 2005, elle poursuit ses études en France, d’abord au Conservatoire à rayonnement régional de Versailles puis au Conservatoire national de musique de Paris (CNSM), avant d’intégrer la Juilliard School de New York. À partir de 2003, elle obtient de nombreux prix dans des concours internationaux, ce qui lui permet de développer sa carrière à l’échelle mondiale. Très engagée dans la diffusion du marimba, elle forme le duo Funambules avec le pianiste Thomas Enhco depuis 2009.
Thomas Enhco est né en 1988 à Paris. Il grandit dans une famille de musiciens : sa mère Catherine Casadesus est chanteuse lyrique, son grand-père Jean-Claude Casadesus est chef d’orchestre, son beau-père Didier Lockwood était violoniste de jazz. Thomas commence le violon à l’âge de 3 ans puis se dirige vers le piano. À 12 ans, il intègre le Centre des musiques Didier Lockwood où il acquiert une solide formation jazz aux côtés de musiciens tels que Mike Stern ou Biréli Lagrène. À 14 ans, il poursuit sa formation de pianiste auprès de Gisèle Magnan, puis entre au CNSM de Paris dans la classe de jazz en 2005. Investi dans ses tournées internationales, notamment avec Didier Lockwood, il ne pourra pas terminer ses études au CNSM dont il finira par être exclu. Il poursuit une double carrière de pianiste jazz et classique et collabore avec de nombreux chefs d’orchestre. En 2018, il interprète à la Philharmonie de Paris son Concerto pour piano et orchestre avec l’orchestre de Cannes dirigé par Benjamin Lévy. Outre le duo qu’il forme avec Vassilena Serafimova, Thomas Enhco se produit avec son trio de jazz ou en solo.
Interview
Benoît Faucher : Bach Mirror est le deuxième disque que vous produisez ensemble. Il s’agit d’un disque remède, un disque antidote puisqu’il a été enregistré à la suite du premier confinement en juin 2020. Quelle est la genèse de ce projet ?
Thomas Enhco : Cela remonte un peu avant cela. À l’initiative de la Philharmonie de Paris, en mars 2018, il nous avait été demandé de participer à un week-end consacré à Bach. Il nous a fallu proposer un format de concert court de 45 minutes autour de Bach. Il se trouve que le tout premier concert de notre duo, en 2009, incluait déjà une œuvre de Bach qu’on avait arrangée. Dès notre rencontre il y a treize ans, Bach était là. La toute première idée qu’on a eue c’était de jouer ensemble une fugue de Bach issue des Sonates et Partitas pour violon (et qui figure dans l’album de 2016). Tout de suite il y a eu ces éléments constitutifs de notre duo, c’est-à-dire : jouer la partition originale mais la transformer, y ajouter des choses, enrichir l’harmonie avec un langage musical d’aujourd’hui et puis y ajouter de l’improvisation en étant toujours très proche de l’œuvre, en tout cas de ce qu’on considère comme étant l’essence de l’œuvre, une mélodie, une harmonie, la structure.
En 2018, on a donc participé à ce marathon Bach à la Philharmonie de Paris. Pour cela il a fallu créer tout un nouveau répertoire. Car évidemment, pour pouvoir jouer ensemble, soit on écrit de la musique nouvelle (parce que pour notre duo, piano et marimba, il n’y a pas grand chose qui existe), soit on crée des arrangements, des explorations sur des œuvres existantes. Donc c’est forcément un travail assez titanesque dont la première étape a été entamée pour ce concert court en 2018 à la Philharmonie de Paris. Ensuite, on a intégré certaines de ces pièces à nos concerts. Arrive alors le Covid : on s’est retrouvés séparés pendant plusieurs mois alors qu’on avait l’habitude depuis 10 dix ans de jouer deux à trois fois par mois ensemble.
Vassilena Serafimova : Du coup c’était une période très intéressante pour le travail du duo car d’habitude nous nous influençons beaucoup en travaillant ensemble : si l’un apporte une idée, l’autre en apporte une autre. Cette fois-ci pour la première fois on a dû travailler chacun séparément et nous retrouver deux semaines avant l’enregistrement de l’album. Il y a eu cette évolution chacun de notre côté sur certaines compositions.
T.E. : Il a fallu s’envoyer des choses à distance. Et puis dès qu’on a été autorisé à bouger, on a répété de manière intensive pendant deux semaines avant d’aller enregistrer le disque en trois jours. Donc tout était très abouti au moment où on s’est retrouvés pour jouer les choses ensemble. C’est vrai que cela a été une période pour tout le monde vraiment très bizarre, difficile et solitaire. La musique de Bach, sous quelque forme qu’elle soit, pour nous et pour plein de gens, a vraiment une valeur de remède, de refuge. Et ça a été un peu le cas pour nous. Il y a eu pendant cette période-là de la solitude, des deuils, de l’éloignement, de la peur.
V.S. : Peut-être que cela se ressent aussi dans cet album, ce monde intérieur. Ce disque est peut-être un peu moins flamboyant que l’album précédent qui était vraiment éclatant de joie. Dans Bach Mirror j’ai l’impression qu’on ressent aussi cet énorme bonheur qu’on a eu de se retrouver et de pouvoir refaire de la musique ensemble, l’enregistrer pour le public. Je pense qu’il y a vraiment ces deux aspects-là. Un monde intérieur très fort, beaucoup plus mature et profond que ce qu’on a pu faire auparavant, et en même temps la joie des retrouvailles.
T.E. : Le travail solitaire, chacun de son côté pendant le confinement, a été très salutaire. Une fois qu’on s’est retrouvés pour jouer ensemble, c’était juste génial.
B.F. : J’aimerais que vous parliez d’Avalanche. Qu’avez-vous fait du Prélude BWV 847 ? Comment l’avez-vous remanié ?
T.E. : Ce morceau précisément ressemble beaucoup à une version que j’avais faite en solo quelques mois avant. En gros, ce que j’ai fait c’est que j’ai pris le prélude original avec ces deux voix en miroir de main droite et de main gauche, et j’ai essayé plein de choses rythmiques. Il y a un truc qui m’a vraiment convaincu, c’est de le mettre à sept temps. Pour cela, si on considère que le temps est la croche, il faut enlever deux doubles croches par mesure. J’ai juste enlevé les deux dernières doubles croches de chaque mesure. En jouant autour de ça, cela m’a beaucoup plus. D’ailleurs, on a appelé ce morceau Avalanche parce que c’est comme un truc qui roule en boule et qui tombe en avant. Il y a une espèce de chute perpétuelle, c’est ce que m’évoque ce rythme à sept temps qui est moins carré, moins stable que l’original à quatre. Et puis évidemment, le côté jazzman c’est d’analyser la grille harmonique. Ce qu’on fait dans le jazz c’est qu’on improvise sur une grille en boucle. J’ai cherché où je pouvais faire une boucle dans ce morceau-là en ayant tout, mais la seule partie que je ne pouvais pas boucler était la coda [à partir de la mesure 25]. J’en ai donc fait deux autres boucles qui arrivent à la fin de notre avalanche. À partir de là, on a fait ensemble, Vassilena et moi, toute une construction. C’est ce qu’on voit sur le croquis que je vous ai partagé [voir croquis]. Par exemple, Vassilena ne joue jamais la main droite. Elle joue la main gauche du piano, mais pas dès le début. Au début, je joue tout à la double octave et Vassilena joue les accords de la grille en improvisant la rythmique. En jouant des rythmes alternés, c’est un truc de batteur. J’appelle ça des « papa maman ». Tu m’arrêtes si je dis une bêtise Vassi, mais j’ai l’impression que tu fais un peu différemment à chaque fois.
V.S. : En fait on a l’harmonie de la descente et, à l’intérieur, la répétition et l’alternance entre main gauche et main droite sont aléatoires. Ce sont des patterns en réalité. « Papa maman », c’est une formule pour apprendre le roulement, c’est deux fois à droite, deux fois à gauche, c’est un jargon. L’harmonie compte mais le rythme à l’intérieur, lui, varie.
T.E. : Avec des accents aléatoires aussi. Ils sont décidés au moment où l’on joue, comme quand on parle. On décide de mettre l’accent sur une syllabe, sur un mot, sur une consonne, pour mettre en lumière une idée, là c’est pareil.
Il y a une analyse profonde du thème. On a parlé de l’harmonie mais il y a aussi la ligne de basse qui descend perpétuellement dans ce morceau. C’est aussi ça l’avalanche, qui ne fait que descendre, descendre... On commence tout en haut, dans les aigus nos instruments : je joue le thème et Vassilena m’accompagne. On a fait en sorte que nos deux instruments se mélangent pour que cela fasse comme un nuage dans lequel on reconnaît le thème de Bach mais il est complètement flouté parce qu’on est pile dans le même registre.
V.S. : D’habitude, dans notre travail du duo, on est très vigilants dans la distribution des registres parce que nos instruments se recouvrent plus ou moins. Ce sont tous les deux des instruments à percussion. Donc quand on a envie de donner un spectre le plus large possible, on fait très attention à ce que la main gauche de Thomas joue la basse, que moi je sois au milieu et que sa main droite soit au-dessus. Ou au contraire, que Thomas soit intégralement dans le grave pendant que je suis en haut. Là, dans Avalanche, on est tous les deux en haut, et on descend vers le grave de nos instruments. Il y a vraiment cet effet de chute comme une masse sonore qui descend. Et c’est d’autant plus puissant parce que les registres ne sont pas distribués mais ramassés.
T.E. : Quand on arrive à la fin de ces 24 mesures, on recommence, mais cette fois-ci on fait l’inverse : je ne joue plus que la main droite du thème de Bach, Vassilena joue la main gauche et, avec ma main gauche, j’improvise des basses dans les graves du piano. Là, les deux instruments se complètent, le thème devient beaucoup plus puissant : ma main gauche est dans l’extrême grave, Vassilena est dans le grave de son instrument, et ma main droite est dans le médium. On a à nouveau toute la structure au complet mais cette fois-ci dans le grave, chacun a son rôle dans les registres, et le thème est beaucoup plus rythmique. Je joue d’ailleurs avec beaucoup moins de pédale qu’au début. On cherche tout le temps des contrastes parce que, évidemment, si on met en boucle une grille ce n’est pas pour répéter la même chose tout le temps.
Une fois qu’on arrive au bout de la structure une deuxième fois, j’improvise une fois sur cette même structure. Là, la mélodie n’est plus du tout celle de Bach, on n’a gardé que les couleurs harmoniques. Au début, Vassilena joue un peu les accords puis elle prend la basse, moi je m’accompagne avec ma main gauche un peu comme si j’étais en trio de jazz.
Lorsque mon solo est terminé, c’est au tour de Vassilena. On avait envie qu’il soit dans un langage mélodique très proche de mon propre solo pour que ce soit vraiment deux choses qui dialoguent dans la même veine. On était en train de répéter et je lui ai écrit un solo que je venais d’improviser. Elle joue donc des choses qui sont issues d’une improvisation dans le même langage que le mien. C’est la même façon de parler, mais jouée par deux instruments. Et moi, je l’accompagne en improvisant.
V.S. : Après, il y a à nouveau un passage « papa maman ».
B.F. : À ce moment, j’ai l’impression que la mesure n’est plus systématiquement à 7/8...
T.E. : Oui, ce n’est plus 7/8, c’est 7/4. Mais la structure harmonique reste exactement la même.
V.S. : C’est juste que moi, à l’intérieur, je suis à 7/8. Deux de mes mesures rentrent dans une mesure de Thomas.
T.E. : Ce qui fait que le changement d’harmonie est soit en avance soit en retard. Il va y avoir une instabilité qui n’est pas rythmique mais harmonique. On était sur le débit des doubles croches et là, tout d’un coup, c’est comme si les nuages s’écartaient et que l’horizon s’élargissait. On remonte dans les aigus des instruments, on est dans quelque chose de beaucoup plus calme, alors même que le rythme défile de la même façon en-dessous.
V.S. : Cela fait un peu l’effet d’un spectre qui brouille un petit peu l’image.
T.E. : Comme si on prenait de la hauteur.
À la fin de cette structure, d’un coup on repart sur le 7/8, comme si on rembobinait et qu’on revenait de manière très rapide sur le thème très frénétique initial. Là, on enchaîne sur une grille un peu « cubaine », avec la basse tout le temps en l’air. Les premiers temps ne sont jamais joués. C’est ce qu’on utilise sur la coda de Bach qui va de la dominante sol à do. Je me mets à improviser sur la pédale de sol, quatre fois je crois, et après sur do majeur. Ensuite, j’ai réutilisé le motif du thème pour écrire une fin. C’est là qu’on se rejoint, avec Vassilena qui joue une ligne de basse complètement en l’air avec des accords (elle fait la basse et l’harmonie en même temps), tandis que moi je rejoue le motif du thème. On finit en miroir, en jouant jusqu’aux extrêmes des instruments, tout en haut et tout en bas.
B.F. : Vous avez fait un vidéoclip qui se passe au bord de la mer avec un miroir qui revient régulièrement. C’est original de revisiter Bach sur un vidéoclip. D’où vous est venue cette idée ?
V.S. : C’est une petite équipe avec laquelle on travaille depuis longtemps maintenant (en particulier Julien Poulain, qui a choisi de collaborer ici avec Yannis Pachaud). Il s’agit de la compagnie Pâte à films, une organisation de jeunes cinéastes qui s’intéressent à présenter des pièces d’une manière nouvelle. Quand on a fait notre première vidéo de Mozart dans l’album précédent, on était dans une friche énorme à côté de Tours, c’était déjà très singulier. Cette fois-ci, c’était filmé dans l’île de Ré qui est un endroit très cher à Thomas. La composition du clip est liée au talent des réalisateurs qui ont imaginé cette manière de courir. La musique leur inspirait cette course, sans arrêt, où l’on se cherche ; on est perdus dans une instabilité évoquée par la musique et transmise par l’image, jusqu’au moment où arrive ce miroir et où l’on se retrouve enfin. Il n’y a pas d’histoire, chacun peut l’interpréter comme il le veut.
T.E. : Pour moi en tout cas, il y a quand même l’idée de la poursuite, de la course et du fait qu’on se cherche l’un l’autre, on joue au chat et à la souris. Musicalement, c’est ce qui se passe aussi. Et puis il y a ce miroir, symbole de tout l’album et de ce qu’on fait avec l’œuvre de Bach. C’est aussi un miroir qui représente une porte vers autre chose, puisqu’on mélange les époques. C’est un peu une machine à remonter le temps.
B.F. : Ce clip témoigne aussi de votre démarche singulière. Vous parvenez à vous libérer de l’œuvre de Bach tout en lui restant très fidèles.
T.E. : Je pense que Bach c’est un peu comme Shakespeare ou Homère. Certes, Roméo et Juliette a été écrit à la fin du XVIe siècle mais, depuis, cela ne cesse d’être réinterprété, partout, tout le temps. Si on se plonge dedans, on se rend compte que cette histoire, comme d’autres, est totalement intemporelle. Si on la traite avec goût, avec respect, avec connaissance, on peut en faire ce que l’on veut, comme on veut, et cela donne des choses totalement modernes. Je pense à West Side Story par exemple, un Roméo et Juliette moderne et dont la nouvelle version, faite par Spielberg, parle peut-être plus à des jeunes qui n’ont pas forcément vu celle des années 1960.
V.S. : On a grandi avec Bach, il est devenu un « copain » en toute modestie. C’est quelqu’un qu’on a tellement fréquenté depuis qu’on est petits. Il nous a emmené très loin et, nous aussi, on a envie de l’amener là où on est aujourd’hui. On a envie que les gens le connaissent. Pour nous, c’est assez naturel de le jouer. Mais comment le jouer avec nos instruments, le marimba et le piano, avec notre langage classique et jazz à la fois ? Et bien on le joue avec ce qu’on est. Donc complètement différemment. On le traduit avec nos langages d’aujourd’hui. Par conséquent, cela le rend plus moderne et plus accessible à plein de gens, les jeunes mais pas seulement.
B.F. : Au travers de l’album Bach Mirror, on entend par exemple dans la Chaconne des bariolages du violons adaptés au marimba, ou ailleurs des passages avec piano préparé. Ce travail de transcription vous fait-il découvrir de nouvelles manières de jouer vos instruments ? Vous fait-il évoluer dans votre recherche ?
V.S. : J’ai l’impression que cela fait partie du travail de chacun de chercher en permanence, et donc forcément de progresser dans notre chemin individuel. Quand on cherche, on est guidé non pas par nos capacités du moment, mais par nos idées musicales. Parfois, cela correspond et c’est en phase, et parfois nos idées vont un peu plus loin que ce qu’on fait sur le moment. Donc on cherche le moyen d’arriver jusqu’à ces idées qui nous poussent plus loin que ce qu’on est en train de réaliser.
T.E. : Il y a aussi une chose qui est liée à l’œuvre sur laquelle on travaille. Là, on a énormément de chance, on travaille sur Bach dont la musique est déjà très riche. Toute cette richesse, on a envie de la donner, de l’exprimer. Donc si on fait une transcription, on la fait dans un souci du détail énorme parce qu’on a envie que chaque petite voix, chaque contrepoint, chaque petit détail de Bach soit présent et soit mis en valeur. C’est pourquoi il faut faire une transcription très fine. On est tout le temps obligé de chercher des solutions techniques, sonores, on fait un travail de recherche qui évidemment nous amène à trouver des choses qui enrichissent notre jeu de manière générale. Mais c’est parce qu’on avait un problème qu’on a cherché la solution. On essaie des choses, c’est vraiment un laboratoire avec des expériences.
Propos recueillis par : Benoît Faucher (septembre 2022)