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Œuvre
Avalanche
Thomas Enhco
Le projet Bach Mirror
Au fil du disque Bach Mirror (2021), le duo Thomas Enhco (piano) et Vassilena Serafimova (marimba) revisite des œuvres de Bach en les adaptant à des degrés différents : de la pure transcription d’un médium à l’autre (le titre Vivace, transcription de la Sonate en trio pour orgue BWV 527) jusqu’à la relecture improvisée de thèmes préexistants (le titre Vortex, relecture pour instruments préparés du double de la Sarabande de la Partita pour violon n° 1 BWV 1002). Dans ce projet, Thomas Enhco et Vassilena Serafimova s’inscrivent dans la continuité de Bach qui transcrivait lui-même les œuvres d’autres compositeurs et réutilisait ses propres thèmes dans d’autres compositions. Dans le livret de Bach Mirror, le duo précise que la musique, même la plus aboutie, apparaît comme une matière malléable et transformable à l’infini
. L’approche diversifiée des deux artistes est des plus créative. Ils ré-explorent l’œuvre de Bach par tous les biais envisageables en modifiant le timbre, la forme, le rythme, le style. En faisant se refléter le passé dans le présent, les rythmes occidentaux dans les rythmes orientaux, le sacré dans le profane, la réalité dans le rêve, l’improvisé dans l’écrit, le jazz dans le classique, l’irrégulier dans la stabilité
[1], le duo nous invite à renouveler notre écoute de l’œuvre de Bach. Il aborde ainsi l’arrangement comme une « écriture de l’écoute », une écoute qui ne se contenterait pas de recevoir ou percevoir les œuvres, mais qui les incorporerait, qui ferait, à travers un nouveau corps instrumental, l’expérience de leur résistance. C’est sans doute en cela que, pour prendre au sérieux un bon mot de Liszt, l’arrangement est dérangement
[2]. Thomas Enhco et Vassilena Serafimova partagent ainsi leur lien propre avec l’œuvre originelle du cantor de Leipzig et, d’une certaine manière, font écho à ce que d’autres comme Busoni avaient entrepris avant eux : Les changements qui s’opèrent au fil du temps n’altèrent en rien l’esprit d’une œuvre d’art, le sentiment et l’humanité qu’elle recèle ; la forme qu’ont prise ces trois éléments, les moyens servant à les exprimer et le goût induit par l’époque de leur création sont, eux, éphémères et vieillissent rapidement.
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Avalanche
Avalanche est le premier morceau du disque Bach Mirror. Thomas Enhco arrange le Prélude BWV 847 (extrait du Livre I du Clavier bien tempéré) selon les codes du jazz : exposition du thème, succession de solos, réexposition du thème (voir la structure d’Avalanche esquissée par Thomas Enhco).
Le thème
Le Prélude BWV 847 est le matériau principal du thème d’Avalanche. Thomas Enhco en utilise les 24 premières mesures en modifiant la mesure de 8/8 à 7/8. La mesure écourtée d’une croche devient asymétrique et emporte l’auditeur dès les premières notes dans l’univers oriental des rythmes aksak. Le terme défini par Constantin Brăiloiu comme un « rythme bichrone irrégulier » désigne en turc le mot « boiteux ». Ces rythmes aksak sont propres aux musiques de Turquie et des Balkans. Le duo ouvre son disque sous le signe de la rencontre culturelle entre Orient et Occident, renforçant par là aussi l’énergie mouvante et dansante de la musique de Bach.
Les doubles croches sont d’abord jouées au piano à la double octave supérieure de la tessiture originale, pendant que le marimba accompagne par des accords en suivant l’harmonie, endossant le rôle de section rythmique. Dès la mesure 15, le piano descend d’une octave et le marimba poursuit son accompagnement en accord jusqu’au retour du thème initial.
Le thème est alors joué une deuxième fois. La répartition est sensiblement différente, presque comme une variation : les doubles croches aiguës sont jouées par la main droite du piano dans la tessiture voulue par Bach, pendant que celles de la basse sont jouées au marimba. Cette fois, la main gauche du piano joue un accompagnement en accords rythmés, qui était le rôle du marimba précédemment. La configuration est la même pendant toute cette reprise jusqu’à ce que le piano annonce le premier solo par une gamme ascendante à la dernière mesure du thème.
Solos improvisés
Le thème exposé, les solos du piano et du marimba s’enchaînent. Le premier, improvisé, est confié au piano et se développe sur une seule grille du thème (c’est-à-dire la trame harmonique des 24 premières mesures du prélude de Bach). La texture régulière et répétitive des deux mains du clavier voulue par Bach se transforme en arpèges et gammes, descendants et ascendants, fulgurants tels des avalanches de notes. Le thème initial se transforme en une improvisation lyrique et virtuose qui parvient à se libérer de la contrainte rythmique des doubles croches en déployant son potentiel syncopé tandis que le marimba joue l’accompagnement rythmico-harmonique avec des accords soulignant le rythme aksak. Dans la marche harmonique (mesure 5 à mesure 8), les accents sont décalés, placés sur les croches pointées. Dès la mesure 16, l’ambitus s’agrandit par un saut de triton ascendant (lab-ré) permettant d’atteindre le point culminant (fa) avant de revenir à la tessiture initiale.
Entre alors le marimba pour le deuxième solo joué à quatre baguettes. Il est écrit sur une grille du thème à la manière d’une improvisation, accompagné par des accords syncopés au piano. Les séries de doubles croches alternent avec des valeurs plus longues syncopées. La magie du jazz opère : recréer un univers musical à partir d’un matériau préexistant. Au cœur d’Avalanche, l’auditeur est pratiquement sorti de l’univers de Bach vers de nouveaux horizons, où résonnent, dans cette rythmique asymétrique, les origines afro-américaines du jazz. On ne peut s’empêcher de penser à l’héritage de Dave Brubeck et de son Blue Rondo a la Turk (1959). La question des métriques impaires, qu’il popularisa dans le jazz, entra en résonance avec les principes métriques-rythmiques d’origine africaine de cette musique par le point commun du recours à la contramétricité. Ce point commun (complété sur d’autres plans que le seul plan métrique-rythmique) participa à l’ouverture du jazz à de nouveaux métissages culturels (avec le Moyen-Orient et l’Inde, principalement), orientant le jazz moderne vers de nouveaux horizons.
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Le troisième solo est en réalité un duo où les deux instruments jouent à parts égales. Dans une atmosphère plus intime et calme, le débit rapide de doubles croches et de syncopes est délaissé. Le duo fait entendre les accords de la grille en modifiant la mesure. L’organisation initiale à 7/8, conservée au marimba, est alors superposée à une rythmique à 7/4 au piano (regroupant deux mesures à 7/8 du marimba). Cette modification de la métrique brouille ainsi la clarté des changements d’harmonie.
S’ouvre alors un quatrième cycle sur une pédale de dominante dans un rythme latin : le piano réalise une improvisation virtuose, toujours accompagné par la rythmique du marimba, sur un pattern de quatre mesures répété six fois. Cette pédale de dominante rappelle celle que Bach met en place à partir de la mesure 25 du Prélude BWV 847 et annonce la pédale de tonique : un groupe de quatre mesures joué deux fois avant le retour du thème. Ce dernier revient au piano accompagné par le marimba, dans une version écourtée : les quatre premières mesures initiales sont jouées deux fois, la première dans la tessiture d’origine pour finir à la double octave supérieure, comme avait commencé Avalanche.
Pour en savoir plus sur les artistes, sur leur projet Bach Mirror et le titre Avalanche, lire l’interview de Thomas Enhco et Vassilena Serafimova.
Références des citations
- [1] livret du CD Bach Mirror ↑
- [2] Peter Szendy, Arrangements-dérangements, la transcription musicale aujourd’hui, Éditions L’Harmattan/Les cahiers de l’Ircam, 2000, p. 15 ↑
- [3] Busoni cité par Peter Szendy dans Arrangements-dérangements, la transcription musicale aujourd’hui, Éditions L’Harmattan/Les cahiers de l’Ircam, 2000, p. 66 ↑
- [4] Philippe Michel, « Quelques aspects d’une conception africaine-américaine du rythme dans le jazz « moderne » d’après-guerre », dans Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, en ligne ↑
Auteur : Benoît Faucher