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Le poème symphonique
Un poème symphonique est une œuvre généralement pour orchestre symphonique, en un seul mouvement, et pour laquelle le compositeur s’inspire d’un sujet non musical. Ce dernier peut être de différentes natures : littéraire, philosophique, historique, poétique, picturale. Le genre est apparu au milieu du XIXe siècle et a évolué jusqu’au début du XXe siècle, puis il s’est en quelque sorte "dilué" dans l’histoire de la musique occidentale, sans disparaître complètement, mais en cessant d’avoir une existence officielle
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Aux origines du poème symphonique
Au début du XIXe siècle, l’idéologie libérale issue de la Révolution française essaime dans les milieux artistiques de toute l’Europe : Les romantiques libéraux souhaitent que l’art puisse exprimer les aspirations de la société post-révolutionnaire qu’ils appellent de leurs vœux, non pas monarchiste et religieuse, mais ennemie des conventions, soutenant les mouvements nationaux et les efforts des peuples pour se libérer des tyrannies.
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Chez les compositeurs, ce vent de liberté se traduit par une volonté d’émancipation dans leur création en se libérant progressivement des codes hérités de l’académisme du style classique. C’est particulièrement dans la symphonie, emblème musical du Siècle des lumières, que vont se manifester des évolutions significatives et représentatives de cette époque de changement. En effet, le genre symphonique, qualifié de musique « pure » détachée de toute allusion extra-musicale, se prête bien à de telles évolutions par la rigueur de sa forme. Beethoven est le premier à y consacrer son génie : la Symphonie n° 6 « Pastorale » composée en 1808 est, comme son titre l’indique, inspirée par la nature.
Le cadre est posé, l’inspiration libérée, comme Berlioz l’écrit dans un article d’octobre 1830, « Aperçu sur la musique classique et la musique romantique », publié dans la revue Le Correspondant : Les compositeurs romantiques ont écrit sur leur bannière : "inspiration libre". Ils ne prohibent rien, tout ce qui peut être du domaine musical est par eux employé. Cette phrase de Victor Hugo est leur devise : "L’art n’a que faire de menottes, de lisières et de bâillons, il dit à l’homme de génie, va, et le lâche dans ce grand jardin de poésie où il n’y a pas de fruit défendu".
1830 est également l’année de la création de la Symphonie fantastique, pour laquelle Berlioz calque la forme sur un programme qu’il a lui-même écrit. Ce récit en cinq parties, « Épisode de la vie d’un artiste », narre les égarements d’un artiste qui vit une déception amoureuse.
Liszt le précurseur
Si Beethoven puis Berlioz ont fait évoluer la symphonie vers un nouveau genre pour orchestre symphonique, c’est Franz Liszt qui est véritablement le premier à définir les contours du poème symphonique dans plusieurs de ses écrits. Dans la préface à son Album d’un voyageur, il précise qu’il ne s’agit pas simplement d’illustrer une narration mais plutôt de procurer à l’auditeur les mêmes sensations ou les mêmes impressions de poésie qu’à la lecture d’un texte, une promenade dans un paysage ou l’extase d’une heure tutélaire
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En 1849, Liszt achève son premier poème symphonique, Ce qu’on entend sur la montagne, d’après un poème de Victor Hugo écrit en 1831. La montagne, décor romantique, est ici le lieu d’une méditation où la nature est prétexte aux questionnements de l’existence. Du haut de cette montagne qui surplombe la mer, le poète écoute la rumeur du monde :
Le monde, enveloppé dans cette symphonie,
Comme il vogue dans l’air, voguait dans l’harmonie.
Se distinguent alors deux voix : l’élément aquatique, symbole de la fécondité de la nature, et celui de la terre associé à la fatalité de l’existence qui peut espérer un salut dans l’élévation de l’âme :
Et je les distinguai dans la rumeur profonde,
Comme on voit deux courants qui se croisent sous l’onde.
L’une venait des mers ; chant de gloire ! hymne heureux
C’était la voix des flots qui se parlaient entre eux ;
L’autre, qui s’élevait de la terre où nous sommes,
Était triste ; c’était le murmure des hommes.
Liszt est retenu dans l’histoire de la musique comme le fondateur du poème symphonique, ayant composé plus de dix œuvres apparentées au genre (Mazeppa d’après Victor Hugo et La Bataille des Huns (1857) d’après un tableau de Wilhelm von Kaulbach (1805-1874)...), mais il n’est pas anodin de constater qu’en 1846, César Franck âgé de 24 ans compose lui aussi une œuvre pour orchestre symphonique intitulée Ce qu’on entend sur la montagne d’après le poème éponyme de Victor Hugo. Est-ce le hasard des circonstances, ou le fruit des échanges supposés entre les deux compositeurs ? Cette coïncidence témoigne surtout des centres d’intérêt communs des compositeurs européens au-delà des frontières.
Héros et légendes
Si Liszt compose ses poèmes symphoniques alors qu’il est installé à Weimar, en Allemagne, les compositeurs allemands ne se sont que peu emparés de ce genre, investissant majoritairement la symphonie, représentative du répertoire germanique pour orchestre symphonique au XIXe siècle.
C’est avec Richard Strauss (1864-1949) que le poème symphonique allemand gagnera ses lettres de noblesse. Comme beaucoup d’autres compositeurs, Strauss puise son inspiration dans tout le patrimoine littéraire européen, au-delà des frontières de l’Allemagne. Il compose ainsi une dizaine de poèmes symphoniques tels que Don Juan (1889), Macbeth (1888-1890) ou encore Till l’Espiègle (1895). Le plus célèbre de ses poèmes symphoniques est sans doute Ainsi parlait Zarathoustra composé en 1896 d’après Nietzsche et dont l’intégration par Stanley Kubrick dans son film 2001 L’Odyssée de l’espace en 1968 a largement contribué à sa popularité. Les trois premières notes devenues célèbres évoquent la trajectoire de l’homme au surhomme, illustrant les mots du prophète Zarathoustra : Et la vie elle-même m’a dit ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même".
Plus à l’est, les compositeurs russes se sont largement emparés du genre. Comme Liszt avant lui dans son Hamlet (1856), Tchaïkovski (1850-1893) s’est inspiré des héros shakespeariens dans trois de ses chefs-d’œuvre : Roméo et Juliette (1870), La Tempête (1873), Hamlet (1888). Dans son Roméo et Juliette, Tchaïkovski exploite la forme sonateLa forme sonate est une forme en trois parties : une exposition qui confronte plusieurs thèmes (en général deux), un développement et une réexposition des thèmes. issue de la symphonie pour structurer le discours musical en faisant entendre deux thèmes : le premier illustre les rivalités des Capulet et des Montaigu, le deuxième incarne la passion des deux amants Roméo et Juliette.
Le poème symphonique et l’expression des nationalismes
Au XIXe siècle, le paysage artistique européen évolue au gré des nationalismes florissants insufflés par le libéralisme issu de la révolution industrielle. Cette expression du nationalisme dans le poème symphonique se manifeste particulièrement à l’est de l’Europe, où les hommages nationaux se traduisent musicalement de plusieurs manières, soit par l’évocation de la culture populaire, soit par la description de paysages caractéristiques. Alexandre Borodine (1833-1887), par exemple, compose Dans les steppes de l’Asie centrale en 1880 à l’occasion des 25 ans de règne du tsar Alexandre II (1818-1881). L’œuvre, dédiée à Liszt, fait l’éloge du grand empire russe dont l’armée escorte une caravane de nomades évoluant dans les grandes steppes en toute sérénité. Le procédé de composition s’apparente à un long travelling musical figurant le lent déplacement de cette procession qui se rapproche pour ensuite s’éloigner et disparaître dans l’immensité de la steppe.
Dans La Moldau de Bedřich Smetana (1824-1884), extrait du cycle de six poèmes symphoniques dénommé Ma Vlast (Ma Patrie) composé entre 1874 et 1878, le compositeur nous transporte au gré du fleuve à la rencontre de la culture tchèque. De son côté, Antonín Dvořák s’inspire des légendes folkloriques de son pays pour composer L’Ondin, La Sorcière du Midi ou encore Le Rouet d’or (1896). À la même époque, Sibelius rend hommage à la culture nordique (Suite de Lemminkainen, 1896) et à la nature de son pays natal, la Finlande (Finlandia, 1899).
Une place singulière en France
En 1871, au lendemain de la guerre contre la Prusse, la Société Nationale de Musique est créée en France. Le projet de cette association est de promouvoir la musique française en s’émancipant de l’hégémonie de la musique allemande dans les programmations de concert. L’un des fondateurs et président du bureau est Camille Saint-Saëns, qui crée en 1874 la Danse macabre, un poème symphonique d’après un poème d’Henry Cazalis. Le compositeur s’inspire également de sujets mythologiques pour ses autres poèmes symphoniques (Le Rouet d’Omphale, 1871 ; Phaéton, 1873 ; La Jeunesse d’Hercule, 1876).
Tour à tour les compositeurs français s’emparent de ce genre symphonique dans la deuxième moitié du XIXe siècle, à l’image de Paul Dukas avec son Apprenti Sorcier d’après Goethe en 1894.
Sous l’incitation de ses élèves, comme Vincent d’Indy (Wallenstein, 1874-1887 ; Istar, 1896), Henri Duparc (Léonore, 1875) ou Ernest Chausson (Viviane, 1882), César Franck compose quatre poèmes symphoniques : Les Éolides (1875), Le Chasseur maudit (1883), Les Djinns (1885) et Psyché (1887). De par son attachement à la tradition de la musique pure, il ouvre de nouvelles voies pour la musique française en incarnant le point de suture entre la grande manière de Beethoven et l’art moderne
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Sources principales
- Michel CHION, Le Poème symphonique et la musique à programme, Fayard, 1993
- Joël-Marie FAUQUET, César Franck, Éditions Fayard, 1999
- François SABATIER, Que sais-je ? César Franck et l’orgue, Éditions PUF, 1982
Références des citations
Auteur : Benoît Faucher