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Le Chasseur mauditCésar Franck
Carte d’identité de l’œuvre : Le Chasseur maudit de César Franck |
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Genre | musique symphonique : poème symphonique |
Argument | d’après la ballade Der wilde Jäger (Le Chasseur féroce) de Gottfried August Bürger |
Composition | 1883 |
Création | le 31 mars 1883, salle Érard à Paris |
Forme | un seul mouvement |
Instrumentation | Bois : 3 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 4 bassons Cuivres : 4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, 1 tuba Percussions : timbales, cloches, triangle, grosse caisse Cordes : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Contexte de composition et de création
En 1871, au lendemain de la défaite contre la Prusse, les compositeurs français cherchent à s’émanciper de l’hégémonie allemande dans le domaine de la création musicale. Ils proposent alors une riposte artistique au conflit en créant la Société Nationale de Musique afin de promouvoir la musique française.
C’est dans le cadre de cette nouvelle société que César Franck va créer la plupart de ses chefs-d’œuvre. Incité par ses élèves, Vincent d’Indy, Ernest Chausson et Henri Duparc, qui encouragent leur maître à ouvrir des voies nouvelles dans un genre qu’eux-mêmes avaient pratiqué
[1], Franck compose quatre poèmes symphoniques qui contribuent à renouveler le répertoire symphonique français. Le Chasseur maudit est le deuxième d’entre-eux. Jouée pour la première fois le 31 mars 1883, salle Érard, dans le cadre du 132e concert de la Société Nationale de Musique, cette œuvre connaît un succès immédiat, comme en témoigne ce courrier de Franck à l’un de ses élèves daté du 14 mai 1883 : Il faut que je vous donne des nouvelles de mon Chasseur maudit : vous savez peut-être déjà qu’il a fait son entrée dans le monde d’une façon très brillante. Le public a paru très remué par cette œuvre. L’exécution en a été très bonne et n’a pas coûté trop de peine. Mon orchestre sonne superbement, je n’y ai pas changé une seule note.
[2]
Avec Le Chasseur maudit, Franck signe en effet une page de musique au style caractéristé par la densité du timbre orchestral. Cette complexité d’écriture a pu tempérer l’enthousiasme de certains critiques comme Barbedette relatant que M. Franck est un musicien de valeur, mais qui cherche, dans les combinaisons orchestrales, ce qui parfois lui manque, nous voulons dire la verve mélodique
[3].
De la ballade au poème symphonique
Pour composer Le Chasseur maudit, Franck s’est inspiré d’une ballade de Gottfried August Bürger (1748-1794), Der wilde Jäger (Le Chasseur féroce), extraite de l’Almanach des muses de 1786. Gérard de Nerval (1808-1855) avait contribué à populariser ce poème en France dans les années 1830 en en proposant une traduction en français.
L’histoire de Bürger est celle d’un comte rhénan qui décide de chasser un dimanche, jour de repos et de prière. Accompagné de deux cavaliers, l’un (à sa droite) incarnant le bien, l’autre (à sa gauche) incarnant le mal, il part pour une chevauchée au son de son cor en poursuivant un cerf. En chemin, la bête se réfugie dans plusieurs endroits : dans le champ de blé d’un paysan, au milieu du troupeau d’un berger, et finalement dans la chapelle d’un ermite. Chacun des personnages tentera de raisonner le comte, en vain. Faisant fi des conseils de sa bonne conscience (le cavalier de droite), il ravage les cultures de blé et le troupeau de moutons, puis blasphème en entrant dans la chapelle. Ce dernier acte déclenche des événements mystérieux comme la disparition de ses comparses et de la chapelle. Il tente de faire sonner son cor en vain, puis une voix d’outre-tombe l’alpague : Monstre produit par l’enfer ! Toi qui n’épargnes ni l’homme, ni l’animal, ni Dieu même, le cri de tes victimes t’accuse devant ce tribunal, où brûle le flambeau de la vengeance !
. Des flammes apparaissent et s’amorce alors une chevauchée diabolique. Le comte est poursuivi par les esprits maléfiques qui le condamnent à fuir pour l’éternité.
De ce récit, César Franck conserve l’essentiel : il concentre l’action autour du chasseur, seul face à sa conscience, du blasphème et des événements fantastiques. Il adapte lui-même le texte initial en un programme réduit qui fait l’objet de la première page de la partition :
C’était dimanche au matin ; au loin retentissaient le son joyeux des cloches et les chants religieux de la foule... Sacrilège ! Le farouche comte du Rhin a sonné dans son cor.
Hallo ! Hallo ! La chasse s’élance par les blés, les landes, les prairies – Arrête, comte, je t’en prie, écoute les chants pieux. – Non... Hallo ! Hallo ! – Arrête, comte, je t’en supplie, prends garde... – Non, et la chevauchée se précipite comme un tourbillon.
Soudain le comte est seul ; son cheval ne veut plus avancer ; il souffle dans son cor ; et le cor ne résonne plus... Une voix lugubre, implacable le maudit : Sacrilège, dit-elle, sois éternellement couru par l’enfer.
Alors les flammes jaillissent de toutes parts... Le comte, affolé de terreur, s’enfuit, toujours, toujours plus vite, poursuivi par une meute de démons... pendant le jour à travers les abîmes, à minuit, à travers les airs...
Le langage de Franck
Le Chasseur maudit est caractéristique du style de Franck. Dès son premier opus, les Trois Trios concertants pour piano, le compositeur avait affirmé une volonté d’unité par l’utilisation de la forme cycliqueLa forme cyclique consiste à générer et organiser les mouvements de l’œuvre à partir d’un même matériau thématique.. Cette conception narrative de la composition en tant que « drame muet »[4] est aussi celle du Chasseur maudit. Le héros qui ne trouve pas de salut est incarné par un thème entendu au cor dès les premières notes. Ce thème traverse l’œuvre de part en part au gré des péripéties du drame, tantôt transformé en motif de chevauchée, tantôt devenant une voix « lugubre » annonçant la malédiction jetée sur celui qui blasphème. Cette rigueur dans le traitement du thème participe à l’intensité du discours et du message poétique en caractérisant le chasseur seul face à son destin.
Analyse de l’œuvre
L’écriture musicale de Franck illustre la chronologie de l’action en quatre parties.
Première partie
La première partie ouvre l’œuvre dans un tempo tranquille, Andantino quasi Allegro. Les cors des chasseurs jouent seuls un appel en rythme pointé. Dès les premières notes, le public est happé par ce son solennel. Mais le roulement de timbale venant ponctuer la phrase avertit du danger qui guette le comte (Sacrilège ! Le farouche comte du Rhin a sonné dans son cor
).
Puis le balancement des cordes en sourdine alternant avec les bois annonce le son des cloches dominicales à venir. Au loin, le timbre vocal des violoncelles jouant pianissimo ma cantabile laisse entendre quelques notes d’un chant au caractère religieux. Le décor champêtre est posé.
Après un nouvel appel des cors, ce chant est ensuite développé au son des cloches. L’ambiguïté tonale du thème préfigure à nouveau la fatalité à venir : le chant de la foule, apparemment paisible dans sa tonalité de sol majeur, alterne avec la tonalité de sol mineur témoignant d’une certaine instabilité.
Le discours s’intensifie dans un crescendo d’orchestre majestueux où chaque famille d’instruments entre successivement pour faire entendre un tutti au caractère épique. L’orchestre contribue alors à la spatialisation du décor grandiose en superposant différents motifs, comme les différents plans d’un tableau.
Deuxième partie
La deuxième partie est consacrée à la chasse. Sur un motif rythmique figurant la chevauchée (directement issu de l’appel des cors précédent), un dialogue s’installe entre le chasseur et les paysans qui le supplient de renoncer : le cor, instrument du chasseur, rivalise avec les bois incarnant la foule dans un jeu de question/réponse. Le ton est dramatique, souligné par la tonalité de sol mineur. Malgré les supplications des paysans, le comte amorce une course folle (Hallo ! Hallo ! La chasse s’élance par les blés, les landes, les prairies – Arrête, comte, je t’en prie, écoute les chants pieux. – Non...
).
Le tempo change et s’anime (poco più animato). Le galop se construit en trois étapes comme pour faire écho à la narration de Bürger, en illustrant les trois personnages rencontrés : le paysan, le berger et l’ermite.
Après une première chevauchée, un thème plus plaintif se fait entendre, figurant la conscience du comte lui suppliant de renoncer à sa chasse. Mais la course repart de plus belle, pour une deuxième chevauchée. À nouveau, le thème plaintif interrompt la course, en vain. Car le comte s’élance pour une troisième chevauchée, entrecoupée du thème de la conscience qui cherche à se faire entendre. Après un galop endiablé, l’ultime arrêt marque le point de non retour.
Le schéma de chacune de ces sections est semblable : le discours s’intensifie pour atteindre un point culminant en tutti d’orchestre joué fortissimo sur le rythme de la chevauchée. À chaque nouvelle section, le ton monte vers l’aigu (sol, puis si, puis mib) tandis que la tension dramatique augmente.
La course effrénée s’arrête, le tempo ralentit, poco meno vivo. Soudain le comte est seul ; son cheval ne veut plus avancer ; il souffle dans son cor ; et le cor ne résonne plus...
Sur un trémolo fortissimo des altos, soulignant la dimension dramatique de la situation, le cor en sourdine tente de sonner, en vain. Le thème de la chevauchée est amorcé plusieurs fois par les bois, mais chaque fois tronqué.
Troisième partie
Alors, dans un mouvement molto lento, surgit la voix d’outre-tombe qui jette un sort sur le comte : Sacrilège, dit-elle, sois éternellement couru par l’enfer.
C’est le tuba qui chante cette voix « lugubre », sur un motif évoquant l’appel de cor du début. La voix développe son discours menaçant et s’intensifie jusqu’à ce que le roulement de la timbale marque le point final du sort jeté. Dès le début de l’œuvre, ce roulement avait été entendu comme un signe prémonitoire.
Quatrième partie
La quatrième partie est dédiée à l’affolement du comte terrorisé par les démons qui le poursuivent. Des flammes apparaissent, figurées par des motifs ondulants joués aux cordes dans un tempo plus animé. Le décor fantastique s’installe en s’intensifiant pour laisser la place à l’ultime course. À son tour, le chasseur devient la proie, celle des démons irréconciliables. Le motif de la chevauchée est alors développé dans des jeux d’opposition de timbre orchestral. Une coda dans un tempo rapide (quasi presto), convoquant tout l’orchestre, annonce la fin imminente. La musique diminue progressivement, les instruments se taisent les uns après les autres, mais c’est un ultime accord fortissimo venu de nulle part qui clôt l’œuvre de façon théâtrale.
Sources principales
- Michel CHION, Le Poème symphonique et la musique à programme, Fayard, 1993
- Joël-Marie FAUQUET, César Franck, Éditions Fayard, 1999
Références des citations
Auteur : Benoît Faucher