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Iannis Xenakis (1922-2001)
Enfance et jeunesse en Grèce
Iannis Xenakis naît en 1922 en Roumanie, de parents grecs. Les premiers contacts du jeune garçon avec la musique se font surtout par le biais de sa mère, bonne pianiste, qui décède malheureusement quelques années seulement après sa naissance. Iannis et ses deux frères sont alors élevés par trois gouvernantes, avant que le père ne décide d’envoyer le garçon poursuivre ses études en Grèce.
En 1940, Xenakis intègre l’École polytechnique d’Athènes mais l’invasion de la GrèceAllié d’Hitler, Benito Mussolini décide d’envahir la Grèce le 28 octobre 1940. Repoussant victorieusement l’armée italienne, la Grèce finit par capituler en avril 1941 après l’offensive des troupes allemandes., par les troupes de Mussolini puis par les forces armées allemandes, bouleverse ses études en imposant de fréquentes fermetures de l’école. L’occupation du pays fait naître au sein de la population grecque des mouvements de résistance auxquels participe Xenakis qui rejoint l’EAMFront de libération nationale grec (Ethnikó Apeleftherotikó Métopo, principalement communiste) dès 1941. Après l’évacuation des troupes ennemies et l’arrivée des forces britanniques en 1944, un conflit se déclare entre les autorités britanniques (qui luttent contre le communisme et exigent la dissolution de l’EAM) et le Parti communiste grec : la Grèce entre alors dans une période de guerre civile particulièrement violente. Engagé au sein de l’ELASArmée populaire de libération nationale grecque, branche armée de l’EAM, Xenakis poursuit le combat aux côtés des communistes. De ces années de manifestations et de conflits, il retiendra la force des foules et les effets de masse. Grièvement blessé au visageLes éclats d’obus défoncent la mâchoire de Xenakis et lui crèvent l’œil gauche. par un obus en 1945, il reprend ses études tout en poursuivant clandestinement ses activités militantes. Traqué, incarcéré à plusieurs reprises, il quitte la Grèce pour Paris en 1947, est déchu de sa nationalité et condamné à mort par contumace pour terrorisme politique. Apatride, il obtiendra la nationalité française en 1965 et ne retournera en Grèce qu’en 1974, après la chute de la dictature des colonelsEn 1967, des officiers menés par le colonel Geórgios Papadópoulos prennent de force le pouvoir en mettant un terme à la monarchie constitutionnelle alors en vigueur..
Xenakis architecte
Dès son arrivée à Paris, Xenakis rencontre Le CorbusierArchitecte suisse naturalisé français, Le Corbusier (1887-1965) est le père de l’architecture moderne. Son œuvre est classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. et travaille dans son atelier jusqu’en 1959. Il sera particulièrement impliqué dans la conception du couvent de La Tourette et dans celle du pavillon Philips pour l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958. Ce bâtiment, conçu en courbes paraboloïdes, accueille 400 haut-parleurs diffusant de manière spatialisée le Poème électronique d’Edgard Varèse. Ce travail influe fortement sur sa démarche de compositeur : En architecture, vous devez concevoir au même moment et le détail et l’ensemble, sinon tout s’écroule. Cette démarche, cette expérience acquise chez et avec Le Corbusier, m’a d’évidence sinon influencé (je la sentais déjà), du moins aidé à concevoir ma musique aussi comme un projet d’architecture : globalement et dans le détail, simultanément. Ce qui fait la force de l’architecture, ce sont ses proportions : le rapport cohérent du détail et du global […].
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Xenakis compositeur
Parallèlement à ses activités d’architecte, Xenakis étudie la composition avec Olivier Messiaen à partir de 1951. Sa formation largement autodidacte et son rejet affirmé de la musique sérielle compliquent son intégration aux cercles musicaux.
Dès 1957, il fréquente le studio de musique concrète du Groupe de Recherches Musicales (GRM) et compose des œuvres dans lesquelles la gestion du temps est primordiale (Orient-Occident, 1960). Docteur d’État de l’université de Paris-Sorbonne en 1976, titulaire de nombreux prix, il devient membre de l’Académie des beaux-arts (1983) après avoir été reconnu comme chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique (Paris) de 1970 à 1972. Donnant des conférences dans le monde entier (Argentine, Brésil, Allemagne, Suède, Philippines, Japon, etc.), il enseigne également à l’université de Paris I ainsi que dans plusieurs universités américaines (Tanglewood, Indiana…). Indépendant, il écrit des textes importants : « La crise de la musique sérielle », « Musique et Architecture », « Vers une métamusique », etc.
Le compositeur s’éteint à Paris le 4 février 2001.
Langage musical
« Architecte des sons », Xenakis travaille sur les notions complexes de rythme (par exemple avec Persephassa (1969) pour percussions disposées en anneau autour du public) ainsi que sur le concept prospectif de « l’espace-son » (Diatope de Beaubourg, structure architecturale conçue pour l’inauguration du Centre Pompidou, dans laquelle est diffusée La Légende d’Eer composée à cette occasion).
L’esthétique sonore de Xenakis est unique : nuages de sons, densité de glissandos, plages de sonorités statiques, arborescences déductives (Evryali pour piano, 1973), halos sonores, énormes effets de masse et d’espace (Terretektorh écrit en 1965-1966 pour 88 musiciens éparpillés dans le public), passages sensibles de l’ordre au désordre, approche pertinente du continu et du discontinu… Exclusivement instrumental ou vocal, touchant de près ou de loin aux mathématiques et aux domaines multimédia, le grand œuvre de Xenakis a toujours servi une conception spatiale et architecturale du temps et du rythme.
Musique et mathématiques : un pionnier de l’art-science
Xenakis cherche l’abstraction en musique et voit dans les mathématiques le moyen d’y parvenir. Il explique dans Musiques Formelles (1963) les principales applications scientifiques qu’il utilise : probabilités ou lois stochastiques, théorie des ensembles, théorie des jeux... Cependant, il n’abandonne jamais entièrement le processus de composition aux mathématiques : Ce que l’on obtient par le calcul a toujours des limites. Ça manque d’une vie interne, à moins d’utiliser des techniques très compliquées. Les mathématiques donnent des structures trop régulières, inférieures aux exigences de l’oreille et de l’intelligence.
[2] Ainsi, les mathématiques lui permettent d’élaborer le matériau musical d’une pièce, voire des séquences complètes d’une pièce, mais la main du compositeur intervient à chaque étape du processus de composition.
Dans ce sillage, le Quatuor pour piano, violon, violoncelle et contrebasse intitulé Morsima-Amorsima (1962) – qui est une transcription de ST/10 calculé sur ordinateur IBM – est un bel exemple d’art-science. La conjonction des arts et des sciences donnera également des œuvres de « musique stochastique » (Metastasis en 1954), de « musique stratégique » (Duel en 1959 pour 2 orchestres), de « musique symbolique » (Herma en 1961 pour piano)... Conçue pour piano et 5 cuivres, la partition d’Eonta (1963-1964) fait appel aux sources stochastiques et symboliques, calculées par un ordinateur IBM 7090.
Xenakis intègre l’électronique à ses recherches musicales. En 1966, il fonde à Paris le Centre d’Études de Mathématique et Automatique Musicales (CEMAMU), puis invente un ordinateur de réalisation pédagogique en 1975 : l’UPIC (Unité Polyagogique Informatique du CEMAMU), sorte de « machine à composer », qui lui permet d’associer graphisme et synthèse sonore grâce à une table graphique reliée à un ordinateur (Mycènes, 1978). À la mort du compositeur, les Ateliers UPIC se transformeront en Centre de Création Musicale Iannis Xenakis (CCMIX). En 1992, le programme GENDYN (Generation dynamique stochastique) fait culminer ces recherches en proposant un algorithme capable de générer des pièces entières en utilisant des lois stochastiques.
La conquête de l’espace sonore
Parallèlement, Xenakis intègre aussi l’espace à ses recherches musicales. Déjà dans Pithoprakta (1955-1956, où une même note traverse plusieurs groupes de cordes) puis dans Eonta (avec la libre évolution des cuivres sur scène), le compositeur montre la volonté d’inclure la dimension spatiale dans ses œuvres. Mais c’est véritablement avec Terretektorh, lorsqu’il dissémine 88 musiciens parmi le public (idée qu’il reprend ensuite dans Nomos gamma, 1967-1968), qu’il franchit un nouveau pas en inventant des spirales logarithmiques ou archimédiennes. La spatialisation des sources sonores force alors l’auditeur à une écoute multidirectionnelle en l’immergeant dans la musique. Dans Persephassa, les six instrumentistes entourant le public se passent une même cellule mélodico-rythmique, créant ainsi un effet de rotation spatiale.
La série des Polytopesde « polytopie » = pluralité des lieux s’inscrit également dans ces recherches, dès 1967 (Polytope de Montréal. Ensuite viendront ceux de Osaka, 1970 ; Persépolis 1971 ; Cluny, 1972 ; Mycènes, 1978 ; ainsi que le Diatope de Beaubourg, 1978) : ces grandes installations à la fois lumineuses (avec des centaines de flashs électroniques, lasers colorés) et musicales (sons figés sur bandes magnétiques projetés par un orchestre de haut-parleurs) plongent le spectateur dans une déferlante d’énergie.
Cherchant à « sculpter le son », dans l’espace plutôt que dans le temps, Xenakis travaille la matière sonore en faisant appel à des graphiques pour élaborer les textures de ses pièces : ses études sur papier millimétré traduisent ainsi visuellement les densités, nuages de points, glissandi et autres jeux de masses qui constituent ses œuvres.
Sources principales
- Jean-Yves BOSSEUR, Vocabulaire de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 1996
- Helena Maria DA SILVA SANTANA, L’orchestration chez Iannis Xenakis : l’espace et le rythme fonctions du timbre, thèse de doctorat, Université de Paris IV, 1998
- François-Bernard MÂCHE (éd.), Portrait(s) de Iannis Xenakis, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2001
- Makis SOLOMOS, « Iannis Xenakis, Parcours de l’œuvre », dans la base BRAHMS de l’IRCAM, consulté le 10 février 2022, URL : https://brahms.ircam.fr/iannis-xenakis#parcours
Références des citations
- [1] Xenakis, « Préface » (1987), dans Iannis XENAKIS, Musique de l’architecture, p. 120. Cité par M. Solomos, brahms.ircam.fr ↑
- [2] Xenakis dans Anne REY, Pascal DUSAPIN, « Si Dieu existait, il serait bricoleur », Le Monde de la Musique n° 11, mai 1979, p. 92-97. Cité par Makis Solomos, brahms.ircam.fr ↑
Auteurs : Adèle Gornet et Pierre Albert Castanet