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Musique et espace
Une dichotomie traditionnelle a longtemps opposé les beaux-arts (peinture, sculpture, architecture), qui se déploient dans l’espace, à la musique considérée comme un art du temps. Éphémère par essence, le discours musical suit un parcours temporel et n’existe en effet, avant l’apparition des supports audio, que dans la mémoire de l’auditeur. La musique du XXe siècle semble cependant avoir conquis l’espace : espace physique, extrinsèque, dans lequel se déploie l’œuvre perçue par l’auditeur, et intrinsèque, contenu dans le son lui-même.
Vers une nouvelle dimension de la musique
Du point de vue physique, le son est une onde qui se propage dans un champ donné, depuis une source et vers un récepteur. Au XVIe siècle à Venise, des compositeurs prennent en considération la trajectoire spatiale du son : leurs œuvres s’ouvrent à cette dimension qui sera au cœur du procédé technique de diffusion stéréophonique – deux haut-parleurs formant un triangle avec l’auditeur – développé 400 ans plus tard. La polychoralité, héritage de l’antiphonie antique qui consistait à faire chanter deux chœurs en alternance, est caractéristique de l’œuvre d’Andrea Gabrieli : plusieurs groupes de chanteurs ou d’instruments, physiquement séparés, dialoguent par exemple depuis les tribunes de la basilique Saint-Marc. Son neveu Giovanni Gabrieli s’illustre également dans ce style polychoral vénitien, avec des œuvres vocales et instrumentales. Cette pratique influencera les compositeurs des générations suivantes, comme Johann Sebastian Bach qui positionne deux chœurs à différents endroits dans la Passion selon saint Matthieu (1729).
Dès 1830, Hector Berlioz bouleverse la disposition conventionnelle de l’orchestre symphonique en jouant avec le hors-champ : dans sa Symphonie fantastique, un hautbois caché en coulisse répond au cor anglais sur scène. De la même manière, des trompettes placées hors de scène créent un effet de lointain dans le poème symphonique Une vie de héros (1898) de Richard Strauss, procédé également utilisé par Mahler qui place un groupe d’instruments en coulisse dans sa Symphonie n° 2. Charles Ives expérimente à son tour la délocalisation d’un quatuor à cordes dans The Unanswered Question (1906), avant d’imaginer de 1911 à 1928 une Symphonie de l’Univers conçue pour plusieurs orchestres disposés à distance les uns des autres, restée inachevée.
C’est dans la seconde moitié du XXe siècle, cependant, que la question des relations entre la musique et l’espace devient essentielle pour les compositeurs. Dans les années 1920, sous l’impulsion d’Arnold SchönbergLe compositeur autrichien Arnold Schönberg est l’inventeur d’une méthode de composition utilisant des séries de 12 sons, appelée « sérialisme dodécaphonique »., des compositeurs s’attachent à contrôler l’intégralité de ce que l’on identifie alors comme les quatre paramètres essentiels du fait sonore : la hauteur, la durée, l’intensité et le timbre. Ce désir s’étend peu à peu à la répartition du son dans l’espace, à son lieu d’émission, sa projection, son mouvement et même son volume (au sens géométrique). La notion d’espace, jusqu’alors négligée, va littéralement devenir une « cinquième dimension »[1] dans la musique de l’après-guerre, des pionniers ouvrant dès lors la voie à des expériences tournées vers la spatialisation du son.
La spatialisation du son, ou la musique mise en espace
La question du déploiement de l’œuvre musicale dans le lieu de son audition constitue une problématique centrale pour les compositeurs d’après 1950 : comment mettre la musique en espace (comme on parlerait de mise en scène), la faire interagir et advenir avec et dans un espace donné aux ressources acoustiques et au volume singuliers ? Le lieu de l’exécution de l’œuvre participant pleinement à cette mise en espace, le choix de celui-ci revêt une importance particulière : la question d’une architecture adaptée à la spatialisation de la musique occupe ainsi une place centrale dans les préoccupations de Iannis Xenakis. Quant à Karlheinz Stockhausen, autre précurseur, il fait exécuter Hymnen dans les monumentales grottes de Jeita, au Liban, en 1969 !
La spatialisation du son esquissée par les Vénitiens du XVIe siècle est développée à l’extrême par ces deux compositeurs, qui étudient de nouvelles dispositions du public et distribuent fréquemment divers groupes instrumentaux en différents endroits de la salle de concert. Gruppen (1955-1957), composée par Stockhausen pour trois orchestres et trois chefs disposés en demi-cercle, donne l’illusion du mouvement grâce à l’exécution alternée d’un accord par ces trois groupes fixes. Xenakis requiert que les trompettes et les trombones se déplacent durant l’exécution de Eonta (1964), en effectuant un mouvement de balancement et de rotation de leurs pavillons. Dans Terretêktorh (1966), le compositeur dissémine 88 musiciens dans l’auditoire, tout comme Pierre Boulez répartit un ensemble orchestral circulairement en huit ensembles autour du public dans Rituel in memoriam Bruno Maderna (1974-1975), multipliant et dispersant les sources d’émission du son.
Les œuvres nées à la faveur du développement de l’électronique et de l’informatique ne font pas exception à cette recherche. Par leur nature même, les musiques mixte (nécessitant tout à la fois des interprètes sur scène et des éléments sonores pré-enregistrés sur un support audio) ou purement acousmatique (dont les sons fixés sont diffusés via un orchestre de haut-parleurs, ou acousmonium) induisent une projection sonore, des trajectoires. Je recherche, dans la projection du son, la qualité d’une […] dimension dans laquelle les rayonnements sonores ressemblent aux rayons de lumière balayés par un projecteur
[2], déclare Edgar Varèse en 1936. Le compositeur exploite ainsi les possibilités nouvelles de la musique sur bande magnétique avec son Poème électronique, diffusé par plus de 400 haut-parleurs à l’intérieur du pavillon Philips conçu par Le Corbusier et Xenakis pour l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. À la même époque (1958-1960), Stockhausen utilise dans Kontakte des sons électroniques diffusés par un haut-parleur tournant posé sur une « table de rotation » et captés par quatre micros disposés autour du haut-parleur, puis redistribués dans l’espace via quatre haut-parleurs fixes. Les mouvements des sons prennent la forme de trajectoires circulaires, d’alternances, de sons fixes identiques ou différents dans chacun des haut-parleurs, de points spatiaux isolés…
Dans la lignée de ces pionniers, la génération suivante s’empare pleinement du problème de la relation entre la musique et l’espace. L’œuvre entière d’Emmanuel Nunes est ainsi dominée par cette question de la spatialisation du son, exploitée par le moyen de haut-parleurs dans Wandlungen (1986). Avec son opéra Penthesilea (2015), Pascal Dusapin propose même une expérience d’écoute binaurale (littéralement : ayant trait aux deux oreilles), basée sur une méthode de captation et de diffusion du son via un casque (indispensable, donc, à la perception du phénomène), adaptée à l’appareil auditif humain.
Ces expériences de spatialisation du son inaugurent tout un champ de recherches – architecturales, mais aussi esthétiques, acoustiques… – et débouchent sur la création de nouveaux effets sonores[3] : relief (les diverses composantes son, dissociées et diffusées en différents endroits de la salle, créent pour l’auditeur un effet de profondeur), ubiquité (lorsque des sources sonores réparties dans l’espace sont entendues simultanément, l’auditeur est amené à une écoute multidirectionnelle) ou mobilité sonore (la circulation d’un son d’une source sonore à une autre crée un mouvement dans l’espace acoustique, qui peut prendre des formes infinies)… Si ces effets sont notamment obtenus par la délocalisation des sources sonores dans l’espace physique, l’écriture même de la musique possède sur eux un impact déterminant.
La dimension spatiale du discours musical, ou la musique comme espace
La réflexion des précurseurs Xenakis et Stockhausen porte parallèlement sur un dépassement de la perception de l’espace comme dimension musicale, et sur la question d’une spatialisation de la musique même. L’espace physique, acoustique, dans lequel se déploie la musique, ne constituerait en effet qu’un des aspects de l’espace musical : la musique peut devenir espace à part entière et créer, par l’écriture musicale, l’espace sonore qui serait ensuite matérialisé par la performance. L’un des exemples les plus immédiats est peut-être celui du « chœur des sorcières » de l’opéra Didon et Enée (1689, acte II) de Henry Purcell : les chanteurs y répètent des phrases de hauteur identique, alternativement forte et piano. Le jeu sur les dynamiques produit alors un effet d’écho qui matérialise la grotte dans laquelle se réjouissent les sorcières.
Mais il existe d’autres liens directs entre l’espace et le son, formant une spatialité interne propre à la musique. C’est bien à une notion d’espace que renvoient les hauteurs des sons : plus ou moins éloignés les uns des autres, ils définissent des écarts (ou intervalles) et dessinent entre eux des configurations spatiales dont les « coordonnées » sont notées sur la partition. On utilise d’ailleurs, pour décrire ces figures, des termes empruntés au vocabulaire spatial : ligne mélodique, courbe, mouvement parallèle, ascendant ou descendant… Dans un second temps, le geste de l’interprète vient concrétiser physiquement un espace qui n’existait encore que de manière abstraite sur la partition. Enfin, par le processus sensoriel de l’écoute, l’auditeur peut percevoir l’espace sonore de façon complète : sons graves ou aigus, fixes ou oscillants, montant ou descendant, etc. Ce résultat sonore peut sensiblement varier selon l’écriture musicale. Par exemple, à l’instar de Krzysztof Penderecki, Xenakis utilise fréquemment la technique du clusterentassement d’un grand nombre de sons dont les hauteurs sont immédiatement voisines procurant une impression de bloc vertical, très dense et très compact. À l’opposé, les glissandi dans sa pièce Metastasis (1953-1954) ou ceux écrits par György Ligeti dans le Kammerkonzert (1970), de même que le « continuum sonore » de sa pièce Lontano (1967), sont par essence des sons en mouvement, progressifs, perçus par l’auditeur comme des étendues sonores dilatées, bien différentes des masses compactes des clusters.
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, le langage musical s’attache invariablement à cette dimension qualitative de l’espace sonore interne à la musique. Xenakis, formé à l’architecture, s’inspire pour la première fois de modèles strictement géométriques : Nomos alpha (1965) fait ainsi entendre une succession de 144 séquences musicales très brèves et séparées par des silences, analogie musicale avec les rotations d’un cube. Edgar Varèse s’approche lui aussi de concepts géométriques, en particulier du cubisme, lorsqu’il emploie certains termes tels que « translation », « projection » ou encore « rotation » pour caractériser la spatialité de ses œuvres et les mouvements des masses sonores, notamment dans Déserts[4] (1954). Et lorsque Ligeti élabore lignes, surfaces, intervalles et volumes sur une partition graphique, comme John Cage, Mauricio Kagel, Stockhausen et bien d’autres, il façonne le son à la manière d’un sculpteur.
La notion d’espace peut également prendre une dimension plus métaphorique. Dès 1905, Debussy rêve d’élaborer une musique construite spécialement pour le plein air
, qui planerait sur la cime des arbres dans la lumière de l’air libre
[5] : ainsi dans La Mer, le compositeur plonge l’auditeur dans un temps suspendu, en éliminant toute relation de tension et de résolution entre les sons, par un bout à bout de surfaces et de couleurs
[6] comme si l’œuvre devenait tableau. À la même époque, Charles Ives utilise plusieurs fois le terme de « paysage » pour qualifier ses œuvres : dans The Unanswered Question, qui porte le sous-titre « A cosmic landscape » (Paysage cosmique), il met en œuvre de multiples plans sonores comme autant de plans dans l’espace (à partir des années 1960, le compositeur R. Murray Shafer développera même le concept de « paysage sonore », cependant assez éloigné de la conception d’Ives).
La musique serait-elle devenue un nouvel art de l’espace ? Avec la musique contemporaine, l’espace n’est plus un cadre a priori dans lequel la musique est appelée à évoluer. Au contraire, la musique donne forme et consistance à l’espace sonore, qui devient constitutif de toute œuvre musicale au même titre que le temps. Il existe alors une expérience proprement auditive de l’espace, basée sur nos perceptions et qui s’adresse directement à notre sensibilité.
Sources principales
- « Espaces », Les Cahiers de l’Ircam - Recherche et musique, n° 5, Éditions Ircam – Centre Georges Pompidou, Paris, 1994
- La musique : art du temps ou art de l’espace ?, dossier réalisé par les étudiants DUMI 1re année du CFMI de Lyon, sous la direction de Muriel Joubert, 2017-2018
- Francis BAYER, De Schönberg à Cage, essai sur la notion d’espace sonore dans la musique contemporaine, Éditions Klincksieck, Paris, 1987
- Jean-Marc CHOUVEL et Makis SOLOMOS (dir.), L’espace : Musique/Philosophie, Paris, L’Harmattan, 1998
- Alain FÉRON, « Musique spatialisée », dans Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 juin 2021. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/musique-spatialisee/
- Sylvain MARCHAND, « Une approche perceptive pour la spatialisation du son », dans Revue Francophone d’Informatique et Musique [En ligne], n° 7-8 « Culture du code », mis à jour le : 05/01/2021. URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/rfim/index.php?id=606.
- Makis SOLOMOS, « Notes sur la spatialisation de la musique et l’émergence du son », dans Le son et l’espace, sous la direction de Hugues Genevois et Yann Orlarey, Lyon, Aléas, 1998, pp. 105 à 125
- Pierre TRUCHOT, « Une approche bergsonienne de la spatialité en musique », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 18 avril 2006, consulté le 28 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/asterion/573 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.573
Références des citations
- [1] Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1987, p. 72. Cité par Makis Solomos ↑
- [2] cité par Alain Féron ↑
- [3] cité par Francis Bayer ↑
- [4] voir Timothée Horodyski, « Multiplicité des points de vue analytiques dans Déserts », dans Edgard Varèse, Du son organisé aux arts audio, Éditions L’Harmattan, 2007 ↑
- [5] Claude Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1987, p. 76. Cité par Makis Solomos ↑
- [6] Theodor Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 193. Cité par Makis Solomos ↑
Auteure : Hélène Schmit
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Extraits vidéos
Documentaires et conférences
Extraits audio
Afin de percevoir au mieux le phénomène de spatialisation, il est conseillé d’écouter ces œuvres au casque.