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Concerto pour la main gauche Maurice Ravel
Carte d’identité de l’œuvre : Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel |
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Genre | musique concertante |
Commanditaire | Paul Wittgenstein |
Composition | en 1929-1930 à Montfort-l’Amaury |
Création | création viennoise : le 5 janvier 1932 à la Große Musikvereinssaal à Vienne, par Paul Wittgenstein au piano sous la direction de Robert Heger création française : le 19 mars 1937 à la Salle Pleyel à Paris, par Jacques Février au piano sous la direction de Charles Münch |
Forme | concerto en un seul mouvement, divisé en trois sections enchaînées : Lento - Allegro - Lento |
Instrumentation | piano solo bois : 3 flûtes (dont 1 piccolo), 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 clarinette en mib, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 2 bassons, 1 contrebasson cuivres : 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba percussions : timbales, cymbales, grosse caisse, caisse claire, triangle, wood-block, tam-tam cordes pincées : 1 harpe cordes frottées : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Arrangement | transcription pour deux pianos à quatre mains, de Maurice Ravel, publiée en 1937 |
Contexte de composition et de création
Mutilé du bras droit sur le front russe au cours de la première guerre mondiale, le pianiste Paul Wittgenstein souhaite, malgré son handicap, poursuivre sa carrière d’interprète. Aussi commande-t-il des œuvres écrites uniquement pour la main gauche à plusieurs compositeurs : Paul Hindemith, Sergueï Prokofiev, Erich Wolfgang Korngold, Richard Strauss, Franz Schmidt, Benjamin Britten et… Maurice Ravel. Celui-ci, sans doute impressionné par la détermination de Wittgenstein et touché par le drame qu’il a vécu, voit dans cette commande un défiLa crainte de la difficulté n’est jamais aussi vive que le plaisir de se mesurer à elle et, si possible, de la vaincre. C’est pourquoi je me suis laissé tenter par la demande que me faisait Wittgenstein de lui écrire un concerto, et j’ai mené ma tâche assez allégrement puisqu’elle était révolue au bout d’un an, ce qui représente pour moi un délai minimum.
(Maurice Ravel dans Le Journal du 14 janvier 1933, cité par Arbie Orbenstein dans Lettres, écrits et entretiens, Flammarion, 1989, p. 328) qu’il relève aussitôt. Il se lance alors dans la composition de ce Concerto pour la main gauche, simultanément à l’écriture d’une seconde œuvre concertante pour piano, le Concerto en sol.
Le Concerto pour la main gauche est créé le 5 janvier 1932 à Vienne par son dédicataire. Mais Wittgenstein, dérouté par l’écriture complexe et virtuose de Ravel, apporte quelques « arrangements » à la partition, en réalité de profonds remaniements sévèrement réprouvés par le compositeurDans son ouvrage Au piano avec Maurice Ravel, la pianiste Marguerite Long rapporte la réaction du compositeur à l’audition de son concerto modifié : Ravel s’avançait lentement vers Wittgenstein et lui dit : "Mais, ce n’est pas cela du tout !" Et l’autre, de se défendre : "Je suis un vieux pianiste et cela ne sonne pas !" […] "Je suis un vieil orchestrateur et cela sonne !" répliquait Ravel.
. Il faudra attendre la fin de l’exclusivité accordée au dédicataire pour que le concerto soit joué en France dans sa version originale, le 19 mars 1937, avec Charles Münch à la baguette et Jacques Février au piano. Affaibli par la maladie, Ravel ne pourra malheureusement pas assister à cette représentation.
Sombre et angoissant, le Concerto pour la main gauche traduit les craintes ressenties par Ravel et ses contemporains face aux nouvelles alarmantes provenant d’Allemagne. Et pour cause, quand on sait qu’à peine un an après la création de l’œuvre, Adolf Hitler accède au pouvoir en devenant chancelier de la République de Weimar…
Paul Wittgenstein : un pianiste d’exception
Né à Vienne (Autriche) le 11 mai 1887, mort le 3 mars 1961 à Manahasset (État de New York, États-Unis), Paul Wittgenstein est le petit-neveu de Joseph Joachim (1831-1907), l’un des plus grands violonistes de son temps. Né dans une famille aisée, cultivée et mécène, Paul Wittgenstein se destine au piano alors que son cadet, Ludwig, deviendra l’une des figures emblématique de la philosophie du XXe siècle. Lors de sa jeunesse, Paul a l’occasion de côtoyer au sein de la demeure familiale Johannes Brahms (1833-1897), Gustav Mahler (1860-1911) et Richard Strauss (1864-1949), avec qui il aura l’occasion de jouer. Élève de Theodor Leschetizky (1830-1915) et de Josef Labor (1842-1924), il fait ses débuts à Vienne en 1913. Mobilisé lors de la première guerre mondiale (1914-1918), Paul Wittgenstein est blessé et capturé par la Russie au cours d’un assaut sur la Pologne, et doit être amputé du bras droit.
D’après Alain Pâris, Dictionnaire des interprètes et de l’interprétation musicale au XXe siècle (Robert Laffont, Bouquins).
Déroulé de l’œuvre
Avec le Concerto pour la main gauche, le défi de Ravel était double : composer une œuvre uniquement pour la main gaucheDans une œuvre de ce genre, l’essentiel est de donner non pas l’impression d’un tissu sonore léger, mais celle d’une partie écrite pour les deux mains.
(extrait d’interview accordée au Daily Telegraph du 11 juillet 1931) bien sûr, mais également renouveler le genre du concerto, genre dont les compositeurs se sont emparés depuis presque trois siècles en lui donnant toutes les formes possibles. Pour cela, Ravel opte pour une pièce d’un seul tenant où les mouvements s’enchaînent sans interruption, même si l’on peut néanmoins découper l’œuvre en trois sections différenciées selon leur tempo et leur caractère. Là encore, Ravel s’éloigne de la forme habituelle du concerto en inversant l’ordre de ces sections, puisqu’il choisit un enchaînement lent-vif-lent, à l’opposé du vif-lent-vif traditionnel. L’unité de l’œuvre est assurée par les thèmes qui parcourent la pièce sous différentes formes, mais surtout par une « idée fixe » qui apparaît dans chacune des sections.
Première partie : Lento – Andante
Sur le grondement des violoncelles et contrebasses divisés, superposant arpèges et cordes à vide, le thème A émerge au contrebasson, rare dans le rôle de soliste. Sur un rythme pointé de sarabandeMentionnée pour la première fois au milieu du XVIe siècle, la sarabande est à l’origine une danse vive très répandue dans le monde hispanique. Lorsqu’elle s’étend par la suite en Europe, elle devient progressivement une danse d’allure modérée puis lente au cours du XVIIe siècle. À trois temps, elle est caractérisée par un deuxième temps pointé qui figure un pas long et glissé., ce thème part du registre grave de l’instrument, dans une nuance piano. S’enchaînant par tuilage, l’idée fixe apparaît, énoncée aux cors. Le thème A revient, passant d’un instrument à l’autre tandis qu’il monte progressivement dans l’aigu en un grand crescendo orchestral. Dans une nuance forte, les deux thèmes s’affrontent : pendant qu’une partie de l’orchestre répète en continu une cellule du thème A, l’autre partie y superpose l’idée fixe. Le crescendo se poursuit tandis que la tension augmente, puis retombe brusquement afin de laisser la parole au piano, seul.
Pour sa première cadence, le piano s’empare du thème A qu’il varie. Face à l’écriture virtuose (arpèges, accords sous forme d’agrégats, importants sauts de registre entre grave et aigu…), on oublie qu’il s’agit ici d’une composition pour la seule main gauche. L’orchestre reprend la parole avec le thème A présenté sous une nouvelle forme, avant une deuxième cadence du piano solo sur un thème B, beaucoup plus serein et lumineux. Enfin, la première partie se termine sur le thème A, avec le premier vrai dialogue entre piano et orchestre, tandis qu’un accelerando crescendo conduit l’ensemble à la deuxième partie Allegro.
Deuxième partie : Allegro
Cette deuxième partie commence en fanfare avec une suite de sept accords conjoints descendants retentissant aux trompettes, puis repris par le piano. Tantôt percussif, tantôt agrémenté d’appoggiatures (deux effets fréquents dans le jazz), ce « motif jazz », qui apparaîtra à plusieurs reprises tout au long de l’Allegro, annonce le thème C. Sur un rythme de marche implacable scandé alternativement par les différents instruments de l’orchestre, le piano expose ce nouveau thème entraînant, presque dansant et empreint de swing dans son balancement ternaire, mais légèrement sarcastique. Il est suivi d’un autre thème, le thème D : sur les arpèges du piano, les notes piquées et les appoggiatures des flûtes et piccolo aériens apportent un bref instant de légèreté au milieu du concerto tourmenté. Le pentatonismeéchelle musicale constituée de cinq sons qui imprègne la mélodie fait référence à la musique « chinoise » et lui confère un caractère oriental.
Après un développement superposant l’idée fixe au thème C, cette deuxième partie se termine avec le retour du thème D, crescendo et accelerando.
Troisième partie : Lento – Allegro
Contrairement à la fin de la première partie (où l’accelerando conduit à un mouvement plus rapide), cette deuxième accélération s’arrête soudainement avec un retour au tempo initial, Lento. Dans une nuance forte, tout l’orchestre reprend le thème A avant l’ultime cadence du piano, virtuose, qui joue l’idée fixe (pour la première fois au piano) ainsi que les thèmes B et A. Puis les instruments de l’orchestre entrent progressivement sur le thème A, jusqu’à prendre le dessus sur le piano et clore le concerto nuance fortissimo, dans une dernière évocation de l’Allegro central.
L’écriture de Ravel
Maître de l’orchestration, Ravel fait à nouveau preuve de tout son génie dans ce concerto. L’effectif orchestral est relativement dépouillé par rapport à certaines de ses œuvres précédentes (la Rhapsodie espagnole, grande œuvre orchestrale2 piccolos, 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3 bassons, 1 sarussophone, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, castagnettes, triangle, cymbales, tambour de basque, tam-tam, grosse caisse, xylophone, célesta, 2 harpes et cordes composée en 1907 ; Daphnis et Chloé, une symphonie chorégraphique1 piccolo, 2 flûtes, 1 flûte en sol, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 petite clarinette en mib, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 3 bassons, 1 contrebasson, 4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales, caisse claire, castagnettes, crotales, éliophone, tambour, triangle, cymbales, tambour de basque, tam-tam, grosse caisse, xylophone, célesta, timbres, 2 harpes et cordes composée en 1912) et requiert une formation courante pour l’époque (à l’exception de la petite clarinette en mib). Cependant, la partition regorge d’ingéniosités : évitant les doubluresplusieurs instruments jouant la même mélodie et les combinaisons de timbres, Ravel confie souvent les thèmes à des instruments solistes parfois surprenants (à l’image du contrebasson au début du concerto). De plus, le compositeur n’hésite pas à diviser les pupitres des cordes, afin de multiplier et superposer différents modes de jeu (harmoniques, pizzicatos…).
Poussé par son intérêt pour le jazz naissant, Ravel intègre des éléments de ce nouveau genre à la mode dans son propre langage musical : harmonies modales, ambivalence entre majeur et mineur suscitée par l’emploi de la blue noteLa blue note est une tierce mineure se superposant à un accord majeur, ce qui provoque une dissonance (exemple : mib sur l’accord do-mi-sol-sib). La blue note existe aussi sur la quinte de l’accord. (dans l’idée fixe ou les appogiatures du « motif jazz »), glissandos des trombones… Le compositeur multiplie également les références à d’autres musiques. Tandis que certains voient dans le motif unitaire de l’idée fixe une ressemblance avec le thème du Dies Irae, le thème B, lui, est issu de la mélodie Ronsard à son âme, composée par Ravel en 1923-1924. Enfin, plusieurs éléments du langage ravélien font également écho à d’autres œuvres du compositeur : l’orchestration et le mode pentatonique du thème D évoquent la pièce Laideronnette, impératrice des pagodes extraite de Ma Mère l’Oye (orchestré en 1911), l’ostinato rythmique de l’Allegro confié aux différents instruments apparaît comme un clin d’œil au Bolero (1928), de même que les grands crescendos où la tension augmente jusqu’à un point culminant du morceau, rappelant aussi bien ce même Bolero que le tourbillon de La Valse (1919-1920).
Pistes de comparaison
Le Concerto en sol : faux jumeau du Concerto pour la main gauche
Le Concerto en sol, composé en même temps que le Concerto pour la main gauche, diffère de son double sur plusieurs aspects mais les deux concertos partagent également des points communs :
Différences | |
Concerto en sol | Concerto pour la main gauche |
forme traditionnelle en trois mouvements vif-lent-vif clairement séparés | forme en trois mouvements enchaînés, lent-vif-lent |
lumineux, dans l’esprit du divertissement, perceptible dès les premières mesures du premier mouvement avec les triolets aériens du piano dans le registre aigu | sombre, à l’image de l’entrée fracassante du piano lors de sa première cadence |
rapport soliste/orchestre équilibré, étroite complicité entre les deux | longues cadences du piano solitaire, en lutte avec l’orchestre |
Points communs | ||
clarté de la structure | ||
goût de la transe et des longs crescendos | ||
couleurs crues, vives, tranchantes et translucides | ||
Concerto en sol | Concerto pour la main gauche | |
importance de la danse et des rythmes scandés | le rythme de marche du Presto final | le rythme de marche de l’Allegro central |
la virtuosité | un des traits du Presto | la dernière cadence |
l’influence du jazz | les harmonies du thème lyrique du premier mouvement, entrecoupé d’interventions « jazz » | le « motif jazz » de l’Allegro central |
le lyrisme des thèmes mélodiques | le second thème du premier mouvement | le second thème dans la cadence du piano |
l’orchestration inventive avec des colorations inédites et une mise en valeur d’instruments solistes | les bois dans le deuxième mouvement | le contrebasson au début |
l’écriture pianistique évoquant les instruments de l’orchestre | glissandos évoquant la harpe dans le premier mouvement | glissandos évoquant la harpe à la fin de la première cadence |
l’accompagnement de l’orchestre par des guirlandes de gammes et d’arpèges | l’accompagnement dans le deuxième mouvement | les arpèges dans la « chinoiserie » de l’Allegro central |
Virtuosité et écriture pianistique
- La virtuosité existe dans bien d’autres œuvres que les concertos de Ravel :
- les Études pour piano de Chopin ;
- les Caprices pour violon de Niccolò Paganini qui donnent également l’illusion d’une « main fantôme » ;
- les œuvres de Franz Liszt, en particulier son Concerto pour piano n° 2. En plus de la virtuosité, celui-ci se rapproche du Concerto pour la main gauche par son tempérament martial (accents violents, motifs martelés, rythme pointé) et par ses brèches poétiques intercalées entre les moments de lutte opposant soliste et orchestre. - L’Étude op. 135 n° 5, « Élégie », de Camille Saint-Saëns partage quelques points communs :
- des passages rapsodiques ;
- des basses résonantes ;
- des chants au pouce. - Enfin, dans la transcription de la Chaconne de la Partita n° 2 pour violon seul en ré mineur BWV 1004 de Bach par Johannes Brahms ou Ferrucio Busoni, on retrouve :
- la tonalité de ré mineur ;
- la gravité d’une danse lente ;
- la recherche d’un jeu recentré sur la seule main gauche d’une intensité expressive plus grande.
Références et influences multiples
- La référence au Dies Irae ou à d’autres chants liturgiques se retrouve dans plusieurs œuvres :
- Totentanz, « Paraphrase sur le Dies irae » pour piano et orchestre de Franz Liszt (1838-1849) ;
- La Grande Pâque russe de Rimski-Korsakov (1887-1888) où le thème, dont l’incise est identique à l’idée fixe du Concerto pour la main gauche, est tiré d’un chant orthodoxe pour Pâques. - L’influence du jazz dans la musique « savante » est décelable dans :
- le deuxième mouvement Blues de la Sonate pour violon et piano de Maurice Ravel (1924-1927) ;
- Rhapsody in blue pour piano et orchestre de George Gershwin (1924). - Enfin, les chinoiseries et la féérie sont des thèmes récurrents chez Ravel :
- dans Laideronnette, impératrice des Pagodes, la troisième pièce de la suite de Ma Mère l’Oye ;
- dans Keng-ça-fou, Mah-Jong (La Tasse chinoise), extrait de L’Enfant et les Sortilèges (1925).
Évocations de la guerre et de la mort
- La guerre et la mort sont évoquées à plusieurs reprises dans les œuvres de Ravel. Parfois avec légèreté comme dans le Tombeau de Couperin (voir la fiche œuvre sur Le Tombeau de Couperin), mais parfois de manière plus sombre comme par exemple :
- dans sa mélodie Un Grand Sommeil noir (1895) sur un poème de Verlaine ;
- dans son Trio avec piano composé en 1914, où le troisième mouvement Passacaille est très grave.
Dans ces deux pièces, on retrouve une lente progression en crescendo, allant du registre grave vers l’aigu, sur un rythme scandé à l’image d’une marche funèbre. - La guerre est également évoquée dans des œuvres d’autres compositeurs telles que le Concerto pour piano n° 2 de Bartók (1930-1931). Le deuxième mouvement possède plusieurs similitudes avec le Concerto pour la main gauche :
- une forme lent-vif-lent (Adagio - Presto - Adagio) ;
- un pessimisme noir lié au contexte alarmant de l’époque ;
- une écriture très percussive du piano.
Auteure : Floriane Goubault (pistes de comparaison : Lætitia Chassain)