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Musique et mémoire au XXe siècle
Tout au long du XXe siècle, nombre de compositeurs ont tenu à participer à leur manière au devoir de mémoire collective pour témoigner, aux côtés d’écrivains et de plasticiens, des chamboulements politiques et des conflits armés de leur pays qui ont bien souvent conduit à des catastrophes humanitaires.
Commémorations et hommages
Qu’elles émanent d’initiatives personnelles ou de commandes officielles, de nombreuses œuvres sont composées à la mémoire d’événements marquants ou bien d’individus, tantôt des personnalités importantes, tantôt des victimes anonymes des conflits armés.
Les innombrables pertes, militaires et civiles, causées par les deux guerres mondiales révolteront les compositeurs et leur inspireront plusieurs œuvres.
Composé pour l’inauguration de la nouvelle cathédrale de Coventry, bombardée durant la guerre, le War Requiem (1962) de Britten est un hommage aux victimes de ces deux conflits. Trois ans plus tard, la pièce Et exspecto resurrectionem mortuorum (Et j’attends la résurrection des morts) de Messiaen, commandée par André Malraux alors ministre de la Culture, célèbre elle aussi toutes les victimes de ces deux guerres meurtrières. En 1976, la Symphonie n° 3 de Gorecki évoque quant à elle, dans son deuxième mouvement, les prisonniers de la Gestapo en Pologne. On peut citer également Metamorphoses de Strauss, composée après le bombardement de l’Opéra de Munich en 1943, ou encore Mémorial pour Lidice de Martinů, commémorant la destruction du village tchèque de Lidice le 10 juin 1942.
Plusieurs compositeurs écrivent ainsi en hommage à leurs camarades morts sur le champ de bataille, en particulier après les hécatombes de la Première Guerre mondiale : Le Tombeau de Couperin de Ravel, dont chacune des six pièces est dédiée à un ami tombé au front, En blanc et noir de Debussy, dont le deuxième mouvement est dédié Au lieutenant Jacques Charlot, tué à l’ennemi en 1915, le 3 mars
. Indirectement liées aux conflits, certaines compositions voient le jour à l’intention des mutilés de guerre, notamment le pianiste Paul Wittgenstein. Amputé du bras droit, il demandera à plusieurs compositeurs de lui écrire des œuvres uniquement pour main gauche : le Concerto pour la main gauche de Ravel, la Suite pour deux violons, violoncelle et piano main gauche de Korngold, le Concerto pour piano n° 4 de Prokofiev...
Certaines œuvres, en revanche, sont composées pour célébrer les victoires. Il en est ainsi de plusieurs compositions de Chostakovitch, souvent des commandes de l’État soviétique, destinées à commémorer la révolution russe : la Symphonie n° 2 pour le 10e anniversaire de la révolution puis l’Ouverture de fête pour le 37e anniversaire, et la Symphonie n° 12 « Année 1917 » à la mémoire de Lénine.
Lorsque la musique décrit la catastrophe
Après la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), le monde entier a progressivement découvert les œuvres écrites par les compositeurs déportés dans les camps de concentration. Celles de Hans Krasá (1899-1944) — l’opéra pour enfants Brundibár (1938) — ou de Viktor Ullmann (1898-1944) — l’opéra Der Kaiser von Atlantis (1943) — racontent à elles seules toute la puissance évocatrice et fédératrice de la musique pour toute une communauté opprimée.
Exilé aux États-Unis en 1933, le compositeur autrichien Arnold Schönberg (1874-1951) s’est imposé comme l’un des pères de la modernité sonore du XXe siècle. Converti au protestantisme en 1898, il renoue avec sa judéité en 1923, en réponse à l’antisémitisme croissant en Europe. Il compose en 1947 Un survivant de Varsovie, où il relate toute la violence du sort des Juifs dans le ghetto de la capitale polonaise. Dans cette œuvre racontant le traumatisme de la Shoah, Schönberg mêle les voix d’un narrateur en anglais, d’un sergent nazi en allemand ainsi qu’une prière en hébreu.
Chostakovitch, qui n’a jamais quitté son pays après la révolution bolchévique de 1917 - contrairement à Igor Stravinski et Sergueï Prokofiev -, a fréquemment utilisé les images et souvenirs des révoltes politiques et conflits armés de l’URSS pour les insérer dans des œuvres symphoniques. On citera la Symphonie n° 7 intitulée « Leningrad », composée lors de la bataille de Leningrad - à laquelle Chostakovitch prit part en tant que pompier - opposant les troupes allemandes d’Hitler et l’URSS de Staline en 1941. Mêlant chants de martyrs et rafales de caisse claire comme autant de mitraillettes angoissantes, la Symphonie n° 11 dite « L’Année 1905 » raconte par les sons le massacre du peuple russe par l’armée du tsar de Russie, lors du « Dimanche Rouge » à Saint-Pétersbourg.
De son côté, en 1961, le compositeur polonais Krzysztof Penderecki écoute attentivement l’enregistrement de son œuvre pour orchestre à cordes intitulée très prosaïquement 8’37. Il témoigne ainsi de cette expérience sensible :
J’étais frappé par la charge émotionnelle de l’œuvre et je trouvais dommage de la condamner à l’anonymat de ces chiffres. J’ai cherché des associations et, finalement, j’ai décidé de la dédier aux victimes d’Hiroshima.
L’œuvre est rebaptisée Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (en polonais, Tren ofiarom Hiroszimy). Un thrène est une lamentation chantée lors de funérailles dans la Grèce antique. Et il est vrai qu’à l’écoute, les dissonances et textures sonores tout en tensions et crispations donnent l’illusion de voix déchirées, de grands cris lancinants. Penderecki compose ici une œuvre qui relate la catastrophe par le sonore. Ou comment une œuvre abstraite peut devenir descriptive sans le vouloir !
Composé en 1988 à la demande du Kronos Quartet, Different Trains de Steve Reich intègre, sous forme d’éléments sonores pré-enregistrés, des témoignages de survivants de la Shoah ainsi que différents bruits (sirènes d’alarme, sifflets de train…) évoquant l’horreur des camps de concentration. Dans cette œuvre à la fois autobiographique et documentaire, le compositeur fait un parallèle entre les voyages en train qui ont rythmé son enfance et les trains menant vers les camps de la mort.
Auteur : Clément Lebrun