Accueil / Fiches œuvres / Strauss - La Chauve-souris
Page découverte
La Chauve-sourisJohann Strauss
Carte d’identité de l’œuvre : La Chauve-souris (Die Fledermaus) de Johann Strauss |
|
Genre | opérette |
Librettistes | Carl Haffner et Richard Genée, d’après Le Réveillon d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy |
Langue du livret | allemand |
Commanditaire | Maximilien Steiner, directeur du Theater an der Wien |
Composition | en 42 jours, pendant l’hiver 1873-74 |
Création | le 5 avril 1874, au Theater an der Wien (Vienne) |
Forme | Ouverture - 3 actes |
Instrumentation | Bois : 3 flûtes dont 1 piccolo, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons Cuivres : 4 cors (en fa), 2 trompettes (en fa), 3 trombones Percussions : timbales, grosse caisse, cymbale, caisse claire, glockenspiel, triangle, cloches-tubes, tambourin, sistres Cordes pincées : 1 harpe Cordes frottées : violons 1, violons 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Contexte de composition et de création
Au printemps 1874, Vienne se remet à peine du krach boursier qui avait ébranlé les milieux d’affaire autrichiens le 9 mai 1873. La vie culturelle se réveille lentement de la déflagration économique. C’est dans ce contexte que le Theater an der Wien programme la création de Die Fledermaus (La Chauve-souris) de Johann Strauss fils le dimanche 5 avril 1874. Cette opérette est traversée par une gaité nihiliste reflétant l’esprit qui règne alors dans cette société viennoise fragilisée
[1]. Le cadre du livret est choisi. Cela se passera dans une ville de cure thermale, peut-être Baden près de Vienne. Le texte précise que l’action se passe dans une ville d’eau, dans les environs d’une grande ville
. Pour La Chauve-souris, les intérieurs feutrés et familiers sont donc préférés aux contextes exotiques des deux premières opérettes de Strauss (Indigo et les 40 voleurs, 1871 ; Le Carnaval à Rome, 1873). La consommation d’alcool jalonne l’œuvre avec une préférence pour le champagne, sacré « Empereur Champagne Premier » à la fin du second acte (« Es lebe Champagner der Erste! »). Il s’agit de célébrer l’avenir et d’oublier le passé dans la convivialité.
Maximilien Steiner, directeur du Theater an der Wien, avait repéré en 1872 la réussite parisienne du Réveillon, une pièce de théâtre de Ludovic Halévy (1834-1908) et Henri Meilhac (1830-1897) inspirée de La Prison de Roderich Benedix (1811-1873). Il propose alors à Carl Haffner (1804-1876) et à Richard Genée (1823-1895) d’en réaliser l’adaptation viennoise. Ce dernier s’était déjà vu confier l’adaptation de Piccolino de Victorien Sardou pour élaborer le livret de la deuxième opérette de Strauss, Le Carnaval à Rome.
Pour La Chauve-souris, troisième opérette de Strauss, Genée et Haffner adaptent le livret au goût viennois : ils oublient le contexte du réveillon de la pièce initiale au profit de celui du bal, une tradition en vogue à Vienne lors du carnaval précédant le Carême. En une seule soirée, entre une heure et cinq heures du matin, une cinquantaine de bals pouvaient avoir lieu, où toute la société se retrouvait masquée et déjouait les codes de l’ordre social établi. D’ailleurs, l’impératrice en personne, Elizabeth dite Sissi, ayant eu vent de ces bals populaires qui n’étaient pas ceux de la cour, y fera la rencontre d’un illustre anonyme, Fritz Pacher, avec qui elle gardera une liaison épistolaire.
Johann Strauss accepte de composer cette opérette, encouragé par sa femme, la chanteuse Jetty Treffz. En 1874, Strauss est un compositeur plébiscité à Vienne. Reprenant le flambeau de son père, il a déjà obtenu l’adhésion du public grâce aux compositions de nombreuses valses et autres danses populaires à succès. Son expérience de chef d’orchestre lui a permis de développer une bonne appréhension des timbres et des effets de leurs associations sur l’orchestration. Il mettra seulement 42 jours pour composer La Chauve-souris.
Si les critiques musicales sont partagées à l’issue de la première représentation, l’engouement du public pour la nouvelle opérette de Strauss est immédiat, permettant à l’œuvre d’être jouée 49 fois dans les deux mois qui suivent le 5 avril. Le succès de cette création est aussi dû à une distribution de circonstance. Les rôles principaux sont confiés à des chanteurs connus pour leur interprétation d’Offenbach, et appréciés du public viennois. Parmi ceux-ci, on retiendra en particulier Marie Geistinger dans le rôle de Rosalinde. Codirectrice du Theater an der Wien, elle avait déjà conquis le public dans les deux premières opérettes de Strauss.
En 1897, le compositeur et chef d’orchestre Gustav Mahler intègre La Chauve-souris au répertoire de la Hofoper, l’opéra impérial de la Ringstrasse à Vienne, faisant ainsi entrer l’opérette viennoise dans le grand répertoire autrichien.
L’argument
Le titre de cette opérette est énigmatique. Loin d’être une histoire de super-héros à la Batman, La Chauve-souris se moque de la faiblesse des hommes, et plus encore de la gent masculine qui se perd dans l’argent, l’alcool et l’adultère. Le ton de la fête est donné, quitte à se réveiller avec la « gueule de bois ».
Mais où se cache cette chauve-souris ?
Ce n’est qu’au milieu de l’œuvre qu’on comprend qu’elle est au cœur d’une vengeance du Docteur Falke vis-à-vis de son ami Eisenstein. Plusieurs années avant, le second avait laissé le premier rentrer seul d’une soirée, totalement alcoolisé et déguisé en chauve-souris. Cette expérience lui valut une humiliation en traversant la ville, ce dont il se vengera pendant l’opérette : Falke va faire en sorte qu’Eisenstein soit pris en flagrant délit d’infidélité pendant le bal organisé par le Prince Orlofsky.
Durant l’acte I, Eisenstein se laisse convaincre d’aller au bal, avant de purger une peine de prison pour avoir injurié un gendarme.
Au cours du bal (acte II), chacun étant masqué, l’occasion est parfaite pour déjouer les conventions. Eisenstein est déguisé en marquis français, un certain Renard. Grâce à sa montre, il va tenter de séduire une jeune comtesse hongroise qui n’est autre que sa propre épouse Rosalinde. Cette dernière va parvenir à lui dérober la montre, objet de séduction.
Le lendemain (acte III), tous les protagonistes sont réunis dans la prison. Les quiproquos se dénouent, la farce est dévoilée au grand jour. Rosalinde présente la pièce à conviction (la montre), preuve de la tentative d’infidélité de son mari : Eisenstein est piégé. Et tout le monde se console en chantant un hommage à l’empereur Champagne premier !
Les personnages principaux et leur voix
- Gabriel von Eisenstein, ténor
- Rosalinde, son épouse, soprano
- Dr. Falke, notaire et ami d’Eisenstein, baryton
- Frank, directeur de la prison, baryton
- Prince Orlofsky, noble russe, mezzo-soprano
- Alfred, professeur de chant, ténor
- Dr. Blind, avocat d’Eisenstein, ténor
- Adèle, femme de chambre de Rosalinde, soprano
- Ida, sœur d’Adèle, mezzo-soprano
- Frosch, geôlier, rôle parlé
Le langage musical : la danse à l’honneur
Dans La Chauve-souris, Strauss utilise la danse comme véritable levier de dramaturgie musicale. Les valses, les polkas mais aussi les mazurkas et les czardas traversent l’opérette et contribuent à l’action théâtrale. Elles apportent leur lot de dramaturgie soit en nourrissant les quiproquos, soit en faisant entendre les sentiments des personnages, soit en élaborant le décor de l’action. Le public viennois savait apprécier ces danses venues de tout l’Empire austro-hongrois et qu’il pratiquait dans les bals de la période du carnaval. En l’intégrant à l’action théâtrale, Strauss invente une valse d’un genre nouveau. Par exemple, à la fin de l’acte I, le compositeur l’utilise pour faire entendre le jeu de séduction entre Rosalinde et son ex-amant Alfred qui tente de la reconquérir. Cette attente de la valse décuple l’effet escompté. Rosalinde répond à son prétendant par un air au tempo di valse moderato. La valse est chantée, doublée par la flûte et la clarinette, et accompagnée par les ponctuations des cordes. L’ensemble est léger et délicat, la valse vocale est utilisée ici comme un véritable langage de séduction.
Focus sur...
Dans La Chauve-souris, tout est mis en œuvre pour surprendre le public, l’emmener là où il ne s’attend pas, le divertir. Car cette œuvre est avant tout un vaudeville adapté en livret d’opérette. Quels sont les apports de la musique de Strauss ? Comment la musique participe-t-elle aux quiproquos ? Quelle est sa part de dramaturgie ?
L’ouverture
L’ouverture fait entendre cinq thèmes contrastés sur le modèle des valses de Strauss. Ils se succèdent sans être développés et font tous référence à un moment-clé du livret. Ils sont présentés dans l’ordre inverse de celui de l’histoire depuis l’acte III jusqu’à l’acte I.
Dès les premières mesures, le ton frénétique de la fête est donné. Le public est happé par un tourbillon de notes en tutti joué forte comme un appel théâtral. Cette introduction est empruntée à l’acte III n° 15 lorsque la vengeance de Falke a abouti et qu’Eisenstein découvre qu’il a été trahi. Furieux, ce dernier chante alors : « Ja ich bin’s, den Ihr betrogen » (« Oui c’est moi que vous avez trahi »). Ainsi Strauss ouvre son opérette par le dénouement de l’histoire.
Le premier thème qui s’ensuit reprend cet air de la vengeance mais de manière masquée : plus lentement (allegretto) et dans une nuance piano, son caractère est bien différent du tourbillon vengeur précédent. Le hautbois au timbre champêtre lui confère un esprit primesautier laissant entendre que tout se finira bien.
Six coups de cloche annoncent une transition, évoquant la fin de l’acte II lorsque, à l’aube, la fête est finie.
Le deuxième thème, en la majeur, exploite presque littéralement l’accompagnement des violons du trio de l’acte III n° 15. Il s’agit de l’épisode durant lequel Eisenstein, déguisé en avocat, interroge sa femme, Rosalinde, et son amant, Alfred. Ce dernier l’interpelle avec agacement : « Que signifient ces questions ? » (« Was sollen diese Fragen hier ? »)
Après une courte transition en ré majeur sur un rythme de polka annoncé par un accelerando, le troisième thème est entendu aux violons. Il s’agit là encore d’une citation de l’accompagnement des violons d’un dialogue chanté. La scène est empruntée au finale de l’acte III durant lequel Falke raconte comment il a monté cette farce de toutes pièces pour piéger Eisenstein (Eisenstein : « Expliquez-moi je vous prie » – Falke : « Tout ce qui te contrarie, c’était une farce que j’ai ourdie »). Ce troisième thème, sur un motif répétitif ponctué d’un glissando vers les notes piquées dans l’aigu, souligne la moquerie de la situation.
Un rythme de polka précède la transition suivante : le passage à un rythme ternaire, sur un motif binaire de quatre notes aux appuis décalés, crée une déstabilisation. La partition indique ensuite Tempo di Valse : Strauss nous invite au bal viennois.
Ce quatrième thème, en sol majeur et joué aux cordes, est issu du finale de l’acte II. On est alors au cœur de l’histoire. Eisenstein a été piégé, sa montre a été dérobée par son épouse comme pièce à conviction, mais il ne le sait pas encore. L’heure est alors à l’insouciance et à la fête, le champagne coule à flot. L’orchestre reprend le thème chanté par le chœur : « Ha welch ein Fest, welche Nacht voll Freud ! » (« Ah quelle fête, quelle nuit de liesse ! »).
Le rythme de polka en sol majeur introduit à nouveau l’enchaînement vers le cinquième thème. Le changement d’atmosphère est radical. Le tempo est ralenti, se transformant en un andante, la tonalité de mi mineur invite au recueillement, le timbre du hautbois chante le désespoir. Le thème est emprunté à l’acte I n° 4. Rosalinde fait ses adieux à son mari qui est convoqué pour un séjour en prison (« So muß allein ich bleiben » – « Ainsi je dois demeurer seule »).
Mais le désespoir est très vite oublié pour laisser place à l’espièglerie et à la taquinerie. Les violons jouent un rythme de polka enjoué, dans une nuance piano. Il s’agit de la suite de l’air précédent durant lequel on entendra bientôt les mots « hélas comme cela m’émeut ! », en opposition parfaite avec l’esprit léger de la mélodie.
Les cinq thèmes étant alors exposés, Strauss fait entendre une réexposition des thèmes, laissant place ensuite au premier acte de l’opérette.
Acte II n° 10 : Czardas
En choisissant cette danse populaire typiquement hongroise, Strauss rend hommage à la diversité culturelle de l’Empire austro-hongrois créé en 1867. Afin d’asseoir son autorité, l’empereur François-Joseph Ier avait en effet proposé à la noblesse hongroise de partager le pouvoir. Strauss composa cette czardas pour la chanteuse Marie Geistinger en 1873 avant de l’intégrer à son opérette La Chauve-souris l’année suivante. Dans l’opérette, cette danse est chantée par Rosalinde pendant le bal de l’acte II, alors qu’elle est déguisée en comtesse hongroise et quelle doit justifier son identité.
Cette danse est composée de deux parties contrastées et respecte la tradition en incarnant l’âme hongroise imprégnée de passion et de mélancolie. La première partie est lente, à quatre temps, en si mineur au caractère nostalgique. Le thème libre de l’introduction est confié à la clarinette sur un rythme typiquement hongrois de brève-longue, alternant avec des ornementations au caractère improvisé. Strauss évoque ici le style Hallgató (lent, rythmiquement libre) des interprètes tsiganes hongrois, renforcé par les pizzicatos des cordes qui structurent la phrase.
Rosalinde chante alors un texte en hommage aux paysages de Hongrie. « Klänge der Heimat, ihr weckt mir das Sehnen » (« Sonorités de ma patrie, vous éveillez ma nostalgie »). La musique fluctue au gré de l’agogiquelégères modifications de rythme dans l’interprétation d’un morceau de musique et du sens du texte. Le temps est retenu à chaque fin de phrase soulignant la dimension théâtrale de cet air.
La deuxième partie, friska, est fraîche, élancée, au tempo rapide. Rosalinde vante la joie de vivre à la hongroise : « Le feu, la joie de vivre gonflent un vrai cœur hongrois, vite, entrons dans la danse, aux clairs accents de la czardas ». L’orchestre accompagne en soutenant les contre-temps garants du rythme de danse. Les flûtes et les clarinettes, après avoir doublé le chant, ponctuent le discours par des fusées et autres guirlandes virtuoses participant à l’esprit festif. Le chant se termine par une vocalise sur « lalala » accompagnée par un trait des violons dans une explosion de joie.
Sources principales
- L’Avant-scène Opéra n° 49 : La Chauve-souris de Johann Strauss, Éditions Premières loges, 1983
- Camille CRITTENDEN, Johann Strauss and Vienna, Operetta and the Politics of Popular Culture, Cambridge University Press, New York, 2006
- Catherine HORE, Histoire de la nation hongroise, des premiers Magyars à Victor Orbán, Éditions Tallandier, 2021
- Elfried JELINEK, « L’innocence persécutée » (opéra La Chauve-souris, Johann Strauss), dans 26 Lectures d’opéra, Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 2006
- Jacques ROUCHOUSE, Que sais-je. L’opérette, Éditions PUF, Paris, 1999
Références des citations
Auteur : Benoît Faucher