Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / Le saxophone baryton dans le jazz : au fil de l’histoire du jazz
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Premiers solistes
De même que le saxophone basse, représenté dès le début des années 1920 par Adrian Rollini et Coleman Hawkins, le saxophone baryton est peu employé dans le premier jazz, qui sollicite davantage les ténor en utC melody sax, ténor et alto. Il alterne parfois avec ce dernier dans certaines formations de La Nouvelle-Orléans ou Chicago, joué en slap ou intégré aux arrangements (Hal Jordy avec Tony Parenti, « Stump » Evans avec Erskine Tate). La plupart des grandes formations comportent un saxophone baryton aux alentours de 1930, où il devient fréquent de l'entendre en soliste.
Harry Carney (1910-1974) peut être considéré comme le premier véritable baryton de l'histoire du jazz, une position comparable à celle de Coleman Hawkins pour le ténor. Fidèle des fidèles du « Duke » (de 1926 à 1974 !), il occupe une place centrale dans la mise au point et l'évolution de la pâte orchestrale ellingtonienne. Sous l'influence probable de la clarinette et du saxophone alto qu'il adopte ponctuellement, Carney a plié le baryton aux exigences du chant et de l'expression. La sonorité est riche et timbrée, équilibrée sur tout le registre, la contrainte instrumentale semble constamment dominée par un parfait contrôle de la pince et de la respiration, la fluidité et la finesse, mêlées d'une imperceptible tension, qu'il obtient dans le registre aigu atteignent une profondeur et un lyrisme souvent comparables aux qualités développées par Johnny Hodges à l'alto.
S'il est beaucoup moins entendu en soliste, Jack Washington (1910-1964) occupe néanmoins une position comparable, chez Count Basie, à celle de Carney chez Ellington. À partir d'une influence manifeste de ce dernier, son style s'affirme progressivement. Haywood Henry chez Erskine Hawkins, Earl Carruthers chez Jimmie Lunceford comptent au nombre des barytons de la Swing Era qui s'inscrivent dans la filiation d'Harry Carney.
Le solistes du be-bop
Les évolutions conduisant au be-bop, dans leur radicalisation progressive de tous les paramètres du jeu individuel, privilégient le travail en petite formation, et au sein de ces dernières les instruments les plus souples et les plus volubilessaxophone alto, trompette, piano. En l'absence de traces enregistrées suffisantes chez Eddie De Verteuil, Leo Parker (1925-1962) est considéré comme le premier baryton intégrant le vocabulaire mélodique et harmonique de Charlie Parker, avec un penchant extraverti pour le rhythm and blues. Après avoir débuté à l'alto, Cecil Payne (1922-2007) incarne également le baryton bop (notamment dans le grand orchestre de Dizzy Gillespie) dans le souvenir des courbes subtiles et du timbre onctueux de Carney.
Serge Chaloff (1923-1957) a peut-être devancé Leo Parker et Cecil Payne dans l'adaptation du baryton au langage du be-bop. Il en conservera la virtuosité, l'autorité du placement rythmique et la logique de développement. Cependant, plus décisive encore est la part qu'il a prise à l'élaboration d'une modernité sonore tributaire de Lester Young. Aux côtés de Stan Getz, Herbie Steward et Zoot Sims (parmi les Brothers californiens réunis par Woody Herman), Chaloff rejoint aussi l'altiste Art Pepper par la fragilité et l'émotivité que dégagent son souffle souvent palpable et son recours à toute la palette des dynamiques.
La popularité importante de Gerry Mulligan (1927-1996) voudrait trop souvent lui faire incarner seul le saxophone baryton dans le jazz. Elle est pourtant due, en premier lieu, à l'efficacité des conceptions développées au sein du mouvement cool, notamment dans le cadre du quatuor sans piano qu'il co-dirigea avec Chet Baker à la trompette, puis Bob Brookmeyer au trombone à pistons. Le caractère essentiellement mélodique et rythmique du contrepoint tissé par les deux solistes principaux s'appuie, au baryton, sur un timbre équilibré, sans vibrato, et une égale légèreté du phrasé sur l'ensemble du registre.
C'est paradoxalement dans l'oubli suggéré de la spécificité instrumentale au profit de l'expression directe de la matière musicale (improvisée ou arrangée) que Mulligan impose la voix du baryton au jazz moderne : son influence strictement instrumentale reste pour cette raison limitée. Ainsi Michel de Villers (1926-1992), qui privilégiera peu à peu le baryton sur l'alto et la clarinette, demeurera fidèle aux modèles swing et be-bop. Lars Gullin (1928-1976) d'abord pianiste, puis saxophoniste alto, a développé à partir de l'influence de Mulligan une riche palette sonore et expressive capable d'intégrer le langage modal de Coltrane. Sahib Shihab (1925-1989), Charles Davis (1933-2016), Nick Brignola (1936-2002) et Ronnie Cuber (1941-....) figurent parmi les représentants importants du saxophone baryton moderne, prolongeant de diverses façons les apports successifs de Carney, Parker, Chaloff et Mulligan. Pepper Adams (1930-1986), distingué par son attaque tranchante et la largeur de sa sonorité, apparaît comme le plus remarquablement expressif (notamment chez Charles Mingus) de ces héritiers. Son retour à un be-bop dur et son timbre rauque font de lui l'une des principales références de la jeune génération du baryton.
Le baryton dans le free jazz
Le free jazz reste étonnamment pauvre en saxophonistes baryton, si l'on excepte la surprenante diversité d'effets et de techniques obtenue, sur cet instrument, par Pat Patrick (1929-1991) aux côtés de Sun Ra. L'ubiquité du multi-instrumentiste Anthony Braxton passe parfois par le baryton, c'est aussi le cas de Joseph Jarman, Roscoe Mitchell ou Henry Threadgill. L'héritage du free jazz passe encore par Hamiet Bluiett (1940-....), co-fondateur en 1976 du World Saxophone Quartet (avec Julius Hemphill, Oliver Lake et David Murray). Bluiett s'est fait une spécialité de l'emploi du registre suraigu de l'instrument. Le britannique John Surman (1944-....) se partage entre baryton, soprano et clarinette basse. On lui doit d'avoir tenté l'adaptation, au baryton, du phrasé caractéristique de John Coltrane, d'en avoir parmi les premiers exploré l'extrême aigu au moyen des harmoniques, et ainsi d'avoir étendu la capacité de soliste de l'instrument. La maîtrise technique se double chez Surman, compositeur versatile, d'une profondeur émotionnelle et d'un envoûtant mélange de puissance et de lyrisme retenu.
Quelques références contemporaines
Le paysage contemporain du saxophone baryton offre l'entrecroisement de ses traditions successives, jusqu'au free jazz inclus, avec les techniques empruntées à la musique contemporaine. Ekkehard Jost (1938-2017) explore cette diversité d'approches au sein de diverses formations allemandes, Daunik Lazro (1945-....) poursuit avec rigueur et intensité les limites expressives du baryton comme de l'alto, François Corneloup (1963-....) déploie une puissance exceptionnelle au baryton comme au soprano, utilisant notamment la respiration continue au service de progressions dramatiques reposant sur de petites cellules ou d'amples spirales mélodiques. Parallèlement à la présence continue de l'instrument au sein de toutes les grandes formations, c'est aux multiples dimensions du jazz historique que renvoient les performances instrumentales de James Carter (1969-....), et plus spécifiquement à la tradition élargie du be-bop chez le Français Xavier Richardeau (1965-....), spécialiste exclusif du baryton. Le swing robuste de Gary Smulyan (1956-....), enfin, l'impose comme le meilleur représentant de l'héritage de Pepper Adams.
Auteur : Vincent Cotro