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La musique hindoustanie de l’Inde
Le raga
Qu’est-ce qu’un raga ?
Le mot raga dérive de la racine sanscrite ranj qui signifie : « ce qui affecte ou ce qui colore l’esprit et qui procure du plaisir ». Mentionné pour la première fois dans la littérature musicale il y a plus d’un millénaire, ce terme recouvre un concept ouvert au sein duquel l’association d’une structure musicale avec un état émotionnel particulier, une saison ou un moment de la journée, est aussi importante que sa forme mélodique. Le but premier d’un raga est de procurer un ravissement esthétique en offrant à l’auditeur une « saveur » (rasa) à goûter. Cette notion de saveur est au cœur de la pensée esthétique de l’Inde et joue un rôle essentiel dans toutes les disciplines artistiques.
Un raga est bien plus précis et plus riche qu’un mode ou qu’une simple gamme et en même temps bien moins figé qu’une mélodie donnée. D’une manière plus générale, un raga peut être regardé comme un cadre mélodique approprié à la composition et à l’improvisation, une entité musicale dynamique possédant une forme unique, incarnant une seule idée musicale. Un raga rassemble un grand nombre de thèmes composés par les grands poètes-compositeurs d’autrefois, ce qui n’empêche pas les musiciens créatifs d’aujourd’hui de composer de nouveaux airs et de générer ainsi une variété infinie de séquences mélodiques dans le cadre d’un raga donné.
Les traits caractéristiques d’un raga
Constitué d’une échelle fixeUne échelle fixe est une succession d’au moins cinq notes. L’échelle doit inclure la tonique et au moins la quarte ou la quinte. La quarte n’est jamais « bémolisée » et la quinte jamais altérée. comportant au moins cinq notes, un raga possède un certain nombre de caractéristiques telles que l’ordre d’apparition des notes et le niveau de hiérarchie qui existe entre elles. L’importance, la durée et l’intonation micro tonale de chaque note ou encore la manière de les approcher participent tout autant à caractériser le raga.
Lorsque plusieurs ragas possèdent des échelles identiques, ces caractéristiques musicales permettent de les différencier. En général, on décrit d’abord un raga par sa structure : c’est-à-dire par les échelles ascendante et descendante. Le raga Bhimpalasi, par exemple, est caractérisé par les échelles Sib-Do-Mib-Fa-Sol-Sib-Do et Do-Sib-La-Sol-Fa-Mib-Ré-Do (Do étant toujours considéré comme la tonique). Lorsqu’un raga possède les sept mêmes notes de la gamme dans ces deux échelles, il est dit « complet » (sampurna). Quelques-uns possèdent six notes et un bon nombre en possèdent cinq. Cependant, il existe de nombreux ragas qui possèdent un nombre différent de notes dans leurs échelles ascendantes et descendantes, d’autres où une ou plusieurs notes sont omises dans l’échelle ascendante. Ces ragas sont appelés « composés » ou « mélangés » (misra).
Chaque raga possède deux notes dominantes (vadi/samvadi) sur lesquelles débutent ou prennent fin de nombreuses lignes mélodiques. Un raga est caractérisé par un motif, un mouvement ou une progression mélodique qui lui sont spécifiques. Le motif Ga Ma ga Re Sa (Mi Fa mi Réb Do), par exemple, est caractéristique du raga Bhairav.
L’identification d’un raga
Un raga se distingue par une ou plusieurs phrases-clefs ou motifs (pakad) ainsi que par une sorte de micro structure mélodique appelée chalan (mouvement), sorte de « carte d’identité » du raga qui en résume le développement. Bien qu’un raga soit beaucoup plus dynamique et complexe que sa silhouette mélodique, un chalan composé par un musicien inspiré dévoilera une véritable grammaire de base et précisera le traitement juste apporté à chaque note. Un chalan permettra également de distinguer deux ragas qui possèdent des échelles identiques. Il se peut qu’un chalan varie d’un musicien à l’autre car il dépend pour beaucoup des airs traditionnels et régionaux que l’artiste a en tête lorsqu’il l’interprète.
Les opinions sont en général unanimes pour ce qui est des chalan de ragas réputés et fréquemment interprétés, toutefois, tout en exposant une image fidèle et précise d’un raga, un chalan ne saurait en rendre les plus délicates nuances comme les ornements qui le composent et l’animent. Il ne peut par exemple dévoiler comment un musicien construit et relâche certaines tensions en créant un micro-univers autour d’une seule note ou comment il accroît ces tensions en élaborant des combinaisons sans cesse changeantes de deux, trois ou quatre notes.
Les genres musicaux
Introduction
L’origine des conceptions musicales indiennes se rapporte à une pensée philosophique dont font état les textes canoniques de l’Inde ancienne. Cependant, la musique de l’Inde du Nord se caractérise aujourd’hui par un ensemble de formes musicales issues d’un même fonds commun où sont étroitement mêlées les cultures savantes et populaires indienne et musulmane. À l’époque où vécut le célèbre poète, musicien et compositeur Amir Khusrau (1253-1325), personnage influent à la cour des premiers sultans de Delhi, la musique était essentiellement d’origine arabo-persane. Khusrau composa de nombreux ghazal (chants d’amour) et mentionne à maintes reprises dans ses écrits les chants qawwali et qaul (chants de dévotion soufi). Ces types de chants n’avaient à l’époque qu’un rayonnement limité et leurs formes étaient sans doute bien différentes de celles que nous leur connaissons de nos jours. Avec l’émergence de puissants sultanats régionaux aux XIVe et XVe siècles, la culture de cour adopta de nombreux aspects des traditions artistiques de l’Inde. Les genres dhrupad, khyal et thumri qui se développèrent à partir du concept de raga entre le XVe et le XIXe siècle, représentent de nos jours une part importante de ce riche héritage.
Le dhrupad
Issu d’anciennes compositions musicales (prabandha) dont les textes poétiques étaient écrits en sanskritLittéralement « la langue révélée », le sanskrit est une forme savante, codifiée, de l’indo-aryen ancien, dans laquelle sont écrits les grands textes brahmaniques de l’Inde., le genre dhrupad naquît au XVe siècle à la cour du raja Man Singh Tomar (1486-1511) souverain de Gwalior. Selon l’Ain-i Akbari (1593), la chronique impériale de l’empereur Akbar (1556-1605), Man Singh aurait voulu créer « un style populaire de mélodies qui était reconnu des connaisseurs les plus raffinés ». Pour cela, le contenu poétique des chants dhrupad fut composé en langue vernaculaire et les structures métriques établies avec moins de contraintes. Genre vocal essentiellement interprété à l’époque par les musiciens de haut rang (kalawant), le dhrupad connut son apogée sous le règne des premiers empereurs mogholsLa dynastie timuride des souverains « les Grands Moghols » régna sur le nord de l’Inde à partir du début du XVIe siècle. Babur en est le fondateur après avoir vaincu le sultan Ibrahin Lodi en 1526. Très affaiblie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle abandonne son pouvoir avec le contrôle des britanniques de leurs territoires. Elle s’éteint avec Bahadur Chah en 1858. . Chaque composition, précédée d’un long prélude non mesuré (alap), comprend quatre parties distinctes qui sont accompagnées par un tambour horizontal à deux faces pakhavaj.
Bien que l’avènement du genre khyal dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et son succès croissant aient considérablement affaibli le dhrupad, ce dernier est toujours regardé comme l’expression la plus épurée du raga. C’est en effet durant l’alap que le musicien va progressivement et lentement explorer l’univers du raga pour en révéler l’atmosphère et en dévoiler les plus subtiles nuances.
Le khyal
Si l’esthétique musicale du khyal se distingue de celle du dhrupad, il n’en demeure pas moins qu’elle en a incorporé des éléments essentiels. Le musicien exposera brièvement en préambule quelques phrases qui vont introduire l’alap ici inscrit dans une composition (ciz) accompagnée par un joueur de tabla. Le cycle rythmique, en général de 12 temps (ektal), est exécuté dans un tempo (laykari) très lent. Cette forme d’expression est appelée bara khyal (grand khyal) par opposition au chota khyal (petit khyal), une composition d’une durée plus réduite et interprétée sur un rythme différent, le plus souvent un tintal (16 temps) et dans un tempo plus rapide. La vitesse du tempo initial s’accroîtra ensuite par paliers tout au long du récital permettant ainsi à l’interprète d’introduire, au tempo désiré, certains traits improvisés (tan). Le musicien jouit d’une grande liberté dans la structuration de son interprétation mais il portera d’abord toujours son attention sur les aspects mélodiques, puis rythmiques avant de se préoccuper des variations de tempo. Le contenu sémantique du texte chanté n’a que peu de valeur en regard de son découpage syllabique improvisé et articulé sur la structure de la composition.
Cette structure formelle est valable pour le khyal vocal. En effet, le khyal instrumental est légèrement différent dans sa forme (il conserve notamment un alap similaire au genre dhrupad, joué sans percussions).
Le thumri
L’émergence et l’histoire du thumri ne peuvent être clairement établies, mais certaines de ses caractéristiques l’apparentent à d’anciennes traditions régionales de chants et de danses populaires. Considéré de nos jours – ainsi que le ghazal – comme un genre « léger » ou « semi-classique », le chant thumri connut un formidable essor dans le courant du XIXe siècle et plus particulièrement à la cour du nabab Wajid Ali Shah de Lucknow (1847-1856). Accompagnant les danses kathak et interprété par de talentueuses courtisanes, le thumri atteignit en quelques décennies un très grand raffinement. Le contenu poétique des textes vernaculaires traite le plus souvent du sentiment amoureux fortement empreint d’érotisme. À la différence des genres dhrupad et khyal, le thumri n’obéit pas aux mêmes exigences que requiert le rigoureux développement d’un raga. Ici, le répertoire est en général composé de ragas dits « légers », c’est-à-dire mixtes ou mélangés, l’important étant avant tout de traduire l’intensité de l’émotion poétique. Dans la première moitié du XXe siècle, le thumri se dissocia peu à peu de la danse kathak et à la suite de la disparition des courtisanes, mises au ban de la société, il se modernisa et s’adapta aux changements socioculturels et politiques qui transformèrent le pays.
Historique
La période ancienne
Dans les textes canoniques les plus anciens, le son occupe une place prépondérante et il est au cœur d’une cosmogonie à laquelle se rattachent des doctrines philosophiques complexes qui ont façonné la pensée indienne. Cette représentation du monde explique le caractère sacré et le pouvoir que la musique a toujours exercé en Inde.
Nous connaissons encore mal l’évolution de la musique entre la période védique et les premiers siècles de notre ère. C’est à cette époque que fut composé un très important traité d’art dramatique, le Natya-shastra. Natya signifie d’abord danse et représentation mimée mais dès son origine, le théâtre indien est un art total qui englobe toutes les disciplines artistiques. C’est dans ce traité que sont consignés les concepts fondamentaux de la tradition esthétique de l’Inde : l’art est un moyen de connaissance destiné à tous ceux qui n’ont pas accès aux textes sacrés, une source de plaisir mais aussi d’enseignements propres à élever l’homme à la réalisation ultime, celle de la libération de l’être. Six chapitres sont consacrés à la théorie et la pratique de la musique de l’époque. Sont traités en détail les micro-intervalles, les échelles de base et secondaires, les modes, les lignes mélodiques, les ornementations, les styles, les différentes familles d’instruments de musique alors en usage, le système rythmique et les techniques vocales. Le Natya-shastra est écrit dans un sanskrit difficile et nombreux sont les termes qui sont demeurés obscurs ou qui n’ont plus cours aujourd’hui.
La période médiévale
Entre le IXe et le XIIIe siècle, d’importants textes musicologiques en sanskrit vont progressivement élaborer, sur les bases de la théorie ancienne du Natya-shastra, un nouveau système musical qui sera définitivement adopté dans le courant du XVIe siècle. C’est dans le Brhaddeshi de Matanga (vers le IXe siècle) qu’apparaissent les premières références au raga et que sont formulés les termes qui annoncent cette importante réforme. L’ouvrage de référence de cette période est sans conteste le Sangita-ratnakara de Sarngadeva (XIIIe siècle), un texte qui sera ultérieurement amplement commenté et qui conservera jusqu’à nos jours un immense prestige. Lorsque fut composé le Sangita-ratnakara, un puissant état musulman — le sultanat de Delhi — était déjà fermement établi dans le nord de la péninsule. La musique jouée à la cour du sultan était alors essentiellement d’origine arabo-persane. Le célèbre poète et musicien Amir Khusrau (1253-1325), né en Inde d’un père turc et d’une mère indienne, rapporte en détail le foisonnement des activités musicales tout en indiquant son penchant pour la musique indienne. Avec l’émergence de sultanats régionaux aux XIVe et XVe siècles, la culture de cour adoptera de nombreux aspects des traditions artistiques locales. La convergence des identités indienne et musulmane trouvera bientôt dans l’art indo-persan un aboutissement exceptionnel.
La période moderne
Lorsqu’en 1526 Babur, descendant de Gengis Khan et de Tamerlan renverse la dynastie afghane alors au pouvoir, une ère nouvelle s’amorce, celle de la future dynastie moghole (du terme arabo-persan mughal signifiant « mongol »). Sous le règne de l’empereur Akbar (1556-1605) et de ses successeurs, les pratiques musicales indiennes et persanes s’inspirent mutuellement et connaissent une expression nouvelle. Bâtisseur d’empire exceptionnel et fin stratège doté d’une vive intelligence, Akbar est aussi un souverain très cultivé qui manifeste un grand intérêt pour la musique. Il convie à sa cour les plus éminents musiciens de l’époque : parmi eux figurent une majorité de chanteurs indiens alors que les instrumentistes sont pour la plupart originaires de Perse ou d’Asie centrale. Instruments, formes musicales et répertoires indiens et persans vont se nourrir d’influences réciproques jusque sous le règne de Shah Jahan (1628-1658). En dépit de l’effondrement de l’Empire moghol en 1739 et des importants bouleversements politiques qui s’en suivront, la générosité et la curiosité de mécènes éclairés encourageront les musiciens à explorer les voies de l’expérimentation. Leurs innovations enrichiront une tradition musicale « hindoustanie » (c’est-à-dire du Nord, par opposition à celle du Sud, appelée « carnatique ») qui n’a cessé de se développer jusqu’à nos jours.
La période contemporaine
À la fin du XIXe siècle, apparaît dans les grands centres urbains du Nord de l’Inde, une classe moyenne dont l’importance s’accroît rapidement. La musique hindoustanie qui était encore le privilège d’une élite, connaît un engouement sans précédent et nombre d’amateurs recherchent l’enseignement d’un maître. C’est au tournant du siècle que, sous l’impulsion de quelques musiciens de cour, sont entrepris les premiers efforts vers une démocratisation de l’enseignement musical. Calqués sur le système d’éducation britannique, des écoles et collèges de musique voient progressivement le jour dans la première moitié du XXe siècle. À la suite de l’indépendance de l’Inde en 1947, disparaissent les états princiers qui des siècles durant ont favorisé le développement d’une culture musicale hautement raffinée. Privés du soutien financier de leurs protecteurs, les musiciens quittent les cours pour tenter de subvenir à leurs besoins dans des cités en pleine expansion économique. Ces transformations radicales de leur mode de vie et de leur statut auront une profonde répercussion sur leur art. Les normes d’appréciation d’une nouvelle audience le plus souvent dépourvue de réelle culture musicale contraignent les maîtres à s’adapter à de nouveaux enjeux. Aujourd’hui, comme c’est le cas de par le monde pour de nombreuses traditions musicales, les répertoires anciens se sont standardisés, uniformisés quand ils ne sont pas tombés dans l’oubli ou en voie d’extinction.
Auteur : Philippe Bruguière