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Le khyal de l’Inde
Origines
Le khyal est aujourd’hui le genre musical le plus connu de la tradition savante hindoustanie. Ses origines ne sont pas clairement identifiables et font même l’objet de controverses. Une littérature apocryphe tardive attribue au célèbre poète, musicien et compositeur Amir Khusrau (1253-1325), personnage influent à la cour des premiers sultans de Delhi, l’invention de plusieurs formes musicales ainsi que d’instruments de musique. S’il est vrai que Khusrau composa de nombreux ghazal (chants d’amour) et mentionne à maintes reprises les chants qawwal et qaul, le terme khyal (mot arabe signifiant « imagination ») n’apparaît pas dans son œuvre.
Il est cependant vraisemblable que ces genres anciens, qui ne furent pas sans influence sur la musique de cour, aient laissé leur empreinte dans l’élaboration du khyal. Au XVe siècle, l’Inde comptait plusieurs importants sultanats régionaux et royaumes hindous dont les souverains, passionnés de musique, entretenaient avec générosité une grande activité musicale. Les sources orales attribuent la naissance du khyal au sultan Hussain Sharqi (r. 1458-1477) de Jaunpur, lui-même chanteur et compositeur émérite qui créa de nouveaux ragas. Quoi qu’il en soit, son développement se situe autour de 1730-1750, à une époque où, en dépit de graves revers politiques et de l’effondrement de la puissance moghole qui s’ensuivit, fleurissait à Delhi une culture indo-persane raffinée et éprise de musique.
Développements
C’est avec le célèbre Niamat KhanNiamat Khan appartenait à la plus haute classe de musiciens de cour – les kalawant – et selon la tradition, il était l’héritier d’une illustre lignée de musiciens remontant au quasi légendaire Tansen, favori de l’empereur Akbar (r. 1556-1605)., joueur de bin et chanteur de dhrupad à la cour de l’empereur Muhammad Shah (r. 1719-48) que le genre khyal émergea pour devenir dans le courant du XIXe siècle, la forme majeure de la musique hindoustanie.
Durant les XVIe et XVIIe siècles, le genre dhrupad, qui incarnait le raga dans une forme très épurée et dont les compositions étaient constituées de textes poétiques chantés en langue vernaculaire, connut un grand succès au sein des cours hindoues et mogholes. Cependant, au XVIIIe siècle, il ne s’accordait plus avec les goûts d’une aristocratie en quête de nouveauté et perdit peu à peu de sa prééminence au profit d’une toute nouvelle expression musicale plus ornementée et chatoyante qui enthousiasmait les auditoires.
L’effervescence de la vie culturelle qui régnait à Delhi est rapportée dans une chronique de l’époque, le Muraqqa-i Delhi écrit entre 1737 et 1740 par Dargah Quli Khan, un jeune noble originaire du Deccan qui y résidait alors. Il assista entre autres à plusieurs soirées musicales données chez Niamat Khan et rapporte que ce dernier, véritable coqueluche de la capitale, était non seulement un expert de la binBin est le terme vernaculaire en usage dans le nord de l’Inde pour désigner la rudra vina. Le mot vina est un terme générique qui désigne l’ensemble des cordophones de l’Inde. Un épithète précédant ce terme permet d’identifier tel ou tel instrument. Ainsi, rudra vina désigne la cithare tubulaire, l’un des plus anciens cordophones de l’Inde. mais aussi un chanteur de khyal distingué. Sous le pseudonyme de Sadarang, Niamat Khan écrivit de nombreuses compositions toujours interprétées aujourd’hui dans le répertoire classique.
Structures formelles
Si l’esthétique musicale du khyal se distingue nettement de celle du dhrupad, il n’en demeure pas moins qu’elle en a incorporé des éléments essentiels. L’alap, ce premier mouvement improvisé sans accompagnement rythmique propre à un récital de dhrupad et durant lequel le musicien va progressivement explorer le raga pour en révéler l’atmosphère et en dévoiler les nuances, s’exprime ici dans une composition mesurée (ciz) accompagnée par un joueur de tabla. Le cycle rythmique (tala), en général de 12 temps (ektal), est exécuté dans un tempo (laykari) très lent et la composition n’emprunte que deux des quatre sections des compositions traditionnelles dhrupad : le sthai et l’antara. Cette forme d’expression est appelée bara khyal (« grand » khyal) par opposition au chota khyal (« petit » khyal), une composition d’une durée plus réduite et interprétée sur un rythme différent, le plus souvent un tintal (16 temps) et un tempo rapide.
En préambule à l’interprétation d’un raga, le musicien exposera brièvement quelques phrases non mesurées qui anticiperont la mélodie de la composition. La vitesse du tempo initial s’accroîtra ensuite graduellement tout au long du récital permettant ainsi à l’interprète d’introduire, au tempo désiré, certains traits mélodique-rythmiques improvisés dont il choisira, selon son inspiration, telle ou telle figure. Le musicien jouit d’une grande liberté dans la structuration de son interprétation, mais il portera d’abord toujours son attention sur les aspects mélodiques puis rythmiques avant de se préoccuper des variations de tempo, gradation de principes inhérente à la musique savante hindoustanie. Le contenu sémantique du texte chanté n’a que peu de valeur en regard de son découpage syllabique improvisé et articulé sur phrases mélodiques de la composition.
Cette structure formelle est valable pour le khyal vocal. En effet, le khyal instrumental est légèrement différent dans sa forme (il conserve notamment un alap similaire au genre dhrupad, joué sans percussions).
Styles
La transmission d’un savoir et son attachement à une lignée ou une famille est un phénomène profondément ancré dans la tradition musicale indienne. Dès la fin du XVIIIe siècle, le khyal se développa en un certain nombre de styles dont les caractéristiques dominantes (un traitement particulier de la mélodie, du rythme ou encore des deux), entrèrent dans le patrimoine familial des musiciens qui en étaient à l’origine. Lorsque le genre dhrupad était un art de cour florissant, les différents styles d’interprétation étaient connus sous le nom générique de vani (« voie, chemin »). Avec le khyal apparut un nouveau terme, celui de gharana (« famille, école ») qui se rapportait également aux styles, mais qui débordait le contexte strictement musical pour toucher aussi à des enjeux sociaux. En effet, les musiciens professionnels attachés à la cour d’un souverain jouissaient alors, ainsi que leur famille, de privilèges et d’une situation enviés. Les compétitions entre musiciens étaient fortes et, afin de préserver leur statut ou de consolider leur position, les répertoires et particularités stylistiques étaient jalousement gardés au sein du clan familial. Cependant, les mariages entre familles de musiciens étaient aussi l’occasion de décloisonner ces cercles fermés et d’enrichir un répertoire ou de renforcer une cohésion sociale. Ces gharana, qui dans une certaine mesure agissaient comme une guilde, en protégeant et encourageant des intérêts mutuels, s’affaiblirent dans la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, les plus importantes – qui portent le nom des anciens centres musicaux où elles naquirent – prévalent toujours parmi les musiciens et sont regardées comme un gage d’authenticité.
Auteur : Philippe Bruguière