Auteur : Vincent Bessières
(mise à jour : juin 2013)
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Kenny Garrett (1960-)
Apparu au début des années 1980 au moment où une partie du jazz opérait un recentrage sur certaines de ses valeurs historiques, Kenny Garrett a montré le premier, par l’intensité dramatique de son jeu, que l’alto pouvait à nouveau rivaliser avec le saxophone ténor, instrument par excellence de la quête du jazz depuis John Coltrane, un musicien dont il revendique haut et clair l’influence.
Des collaborations prestigieuses
Né le 9 octobre 1960 à Detroit (Michigan, États-Unis), natif d'une ville importante dans l’histoire de la musique populaire américaine et dans le jazz (l’un des principaux foyers du hard bop), Kenny Garrett a été marqué par l’environnement musical dans lequel il s’est développé. C’est son beau-père, menuisier, saxophoniste qui joue en amateur les fins de semaine, qui lui offre son premier instrument et lui inculque de premiers rudiments. Pris en main par Bill Wiggins, ancien accompagnateur d’Aretha Franklin, responsable de l’orchestre de son lycée, il se forme également aux côtés du trompettiste Marcus Belgrave, ex-Ray Charles et figure du label Tribe, grâce auquel il joue en petite et grande formations.
Recruté l’été de ses 18 ans par le Duke Ellington Orchestra, sous la direction de Mercer Ellington, il devient un protégé du trompettiste Cootie Williams. Installé à New York à partir de 1982, il intègre différents big bands, notamment le Mel Lewis Orchestra et, grâce à ses colocataires, le pianiste Mulgrew Miller et le batteur Tony Reedus, futurs partenaires réguliers, il fait la connaissance de Woody Shaw qui sera l’un de ses « parrains » (il apparaît sur son premier disque en 1984), tout comme son confrère Freddie Hubbard. Tous deux l’impressionnent par leur virtuosité et leur aisance harmonique. Il est à leurs côtés lorsque les deux trompettistes enregistrent ensemble (Double Take, Blue Note, 1985), tout comme il se retrouvera auprès de Donald Byrd lorsque ce dernier opèrera un retour au jazz acoustique au début des années 1990. Entre 1986 et 1987, il fait également partie des Jazz Messengers d’Art Blakey.
Membre du groupe Out of the Blue, créé par le label Blue Note, Kenny Garrett est assimilé à la vague des « Young Lions » qui, dans le sillage des frères Marsalis, et avec le soutien des majors du disque, actualisent un jazz acoustique très inspiré des années 1960. Marqué par la volubilité de Cannonball Adderley, elle-même dérivée de Charlie Parker, Kenny Garrett s’impose par la fermeté de son attaque, son assurance sur les tempos rapides, la puissance de sa sonorité au timbre très personnel, et la vivacité nerveuse de son phrasé, mais il assume aussi, sur les ballades notamment, une proximité avec le sentimentalisme rhythm’n’blues de Hank Crawford et Grover Washington Jr., et une aisance dans le funk qui n’est pas sans rappeler Maceo Parker, accompagnateur de James Brown. C’est cette polyvalence expressive à l’alto qui lui permet, en 1987, de rejoindre le groupe de Miles Davis et d’y briller. Il développe avec le trompettiste, jusqu’à sa disparition, une complicité scénique souvent théâtralisée sur des chansons comme « Human Nature ».
Un style aux multiples facettes
C’est nourri de ces expériences que, durant les années 1990, Kenny Garrett signe une série d’albums qui illustrent, non sans d’apparentes contradictions, les différentes facettes de son esthétique. S’inscrivant dans la continuité de l’histoire du jazz, multipliant les dédicaces plus ou moins cryptées à des figures d’inspiration (Woody Shaw, Wayne Shorter, Jackie McLean…) et les invitations à des « anciens » (Elvin Jones et Ron Carter sur African Exchange Student en 1990 ; Joe Henderson sur Black Hope en 1992), il s’impose, parallèlement à Steve Coleman, comme le principal altiste de la décennie, transposant sur son instrument une urgence découlant directement de la quête coltranienne (dont il revisite le répertoire dans Pursuance, avec Pat Metheny, 1996). Sur scène, il s’engage dans des improvisations de longue haleine au développement paroxystique d’une rare intensité, emportées par une quête de dépassement quasi extatique. Entouré par certains des musiciens les plus valeureux de sa génération, il privilégie le format du quartet, parfois augmenté de percussions, expérimentant un temps la configuration du trio sans piano (Triology, 1995) comme pour mieux focaliser son expression et affuter son phrasé sur les tempos rapides. Sans négliger les interprétations de standards, souvent édifiantes, il développe un répertoire personnel ludique et inventif, sensible au groove, qui culmine avec l’album Songbook (1997), enregistré avec Kenny Kirkland, Nat Reeves et Jeff « Tain » Watts, groupe dont la cohésion sur scène fait date. Enregistrés en partie à Los Angeles, et sous la houlette du bassiste producteur Marcus Miller, les albums Simply Said (1999) et Happy People (2002) exploitent, en revanche, une thématique qui, entre ritournelles funky basiques et mélodies aguicheuses popisantes, vaut au saxophoniste de conquérir un public plus habitué aux succès de la bande FM. Un grand écart stylistique, que le saxophoniste refuse de résoudre, y compris dans ses prestations en public, affichant une conception égalitariste des musiques populaires. Attiré par les cultures d’Extrême-Orient, Kenny Garrett renoue dans Beyond the Wall (2006) avec un jazz modal aux résonances mystiques qui n’est pas sans rappeler, y compris dans sa candeur fervente, certaine musique de McCoy Tyner ou de Pharoah Sanders, respectivement dédicataire et invité de l’album.
Légataire d’une tradition post-bop
Exemplaire pour de nombreux saxophonistes qui, tel Stefano Di Battista, revendiquent son influence, Kenny Garrett fait figure de légataire d’une certaine tradition de l’alto post-bop, comme en témoignent les invitations qui lui ont été faites par Chick Corea de relire la musique de Bud Powell en 1997 ou par le batteur Roy Haynes de rendre hommage à Charlie Parker (Bird Feathers, 2001). Deux « aînés » qu’il retrouve, dix ans plus tard, au sein du Freedom Band, quartet all-stars formé par le pianiste, que complète Christian McBride. Conscient d’être à son tour devenu un relais potentiel de cette « tradition » du jazz qu’il n’a cessé de vouloir prolonger, Kenny Garrett s’entoure de musiciens plus jeunes, contribuant à révéler notamment le talent de batteurs (Chris Dave, Jamire Williams, Ronald Bruner…) qui intègrent à leur jeu des éléments rythmiques venus du hip-hop, de la nu-soul ou du gospel, et contribuent à maintenir sa musique en prise avec les ultimes développements de la culture afro-américaine, auquel il revendique son appartenance avec la même constance qu’il arbore le couvre-chef aux motifs africains qui ponctue sa silhouette.