Auteur : Vincent Bessières (mise à jour : juillet 2005)
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Elvin Jones (1927-2004)
Batteur parmi les plus influents du jazz moderne, Elvin Jones a fait voler en éclats la conception traditionnelle de la batterie qu’il a contribué à émanciper de son rôle d’accompagnement. Sa manière de nourrir le flux musical par un jeu reposant sur un usage complexe de la polyrythmie a révolutionné l’approche de l’instrument et ouvert la voie d’une expression plus libre qui s’est depuis largement répandue.
Les premières rencontres
Né le 9 septembre 1927 à Pontiac (Michigan, États-Unis), dernier d’une famille de dix enfants, le cadet des frères Jones qui ont mené carrière dans le jazz – Hank, le pianiste et Thad, trompettiste et arrangeur – Elvin Jones a grandi dans un contexte pieu, favorable à la musique. De formation autodidacte, il commence à jouer de la batterie à l’âge de treize ans, travaillant d’arrache-pied à se forger une technique plusieurs heures par jour. En 1946, il s’engage dans l’armée où il accompagne des spectacles dans un orchestre militaire. Libéré en 1949, il s’immerge dans la scène musicale de Detroit où le bouillonnement créatif est aussi intense qu’à New York. Grâce à la bienveillance maternelle, le domicile des Jones à Pontiac est l’un des points de rendez-vous de la jeune garde des jazzmen : Elvin y organise tous les lundis des jam sessions que fréquentent, entres autres, Barry Harris, Milt Jackson, Louis Hayes, Tommy Flanagan, Oliver Jackson, Pepper Adams, etc. Le week-end, il fréquente, en outre, un bœuf similaire organisé par le guitariste Kenny Burrell et, avec son frère Thad, s’implique dans l’organisation de concerts. Grâce au batteur Art Mardigan, qu’il remplace dans le quintet du saxophoniste Billy Mitchell, il devient l’un des membres de l’orchestre maison du Bluebird Inn, l’un des principaux clubs de Detroit où, pendant trois années, il accompagne les meilleurs solistes de passage : Charlie Parker, Sonny Stitt, Wardell Gray, et, pendant les six mois que celui-ci passe à Detroit, Miles Davis. Cette expérience lui permet d’asseoir non seulement sa technique mais également de tisser des liens avec la plupart de ceux qui seront les grands acteurs du jazz dans les décennies suivantes.
Une notoriété croissante
En 1953, il se rend à New York dans l’espoir d’entrer dans l’orchestre de Benny Goodman auquel participe son frère Hank. Essuyant un refus, il est finalement engagé par Charles Mingus dans un quartet que complètent le vibraphoniste Teddy Charles et le saxophoniste J. R. Monterose, groupe avec lequel il fait une apparition remarquée au festival de Newport en 1955. Mingus lui fait connaître Lennie Tristano. Sur la recommandation de Max Roach, il enregistre en trio avec l’un de ses disciples, Lee Konitz. Mingus est aussi à l’origine d’un séjour du batteur à Cleveland où celui-ci joue quelque temps en trio avec Bud Powell. Après son installation à New York au printemps 1956, l’activité professionnelle du batteur croît proportionnellement à sa notoriété : il intègre le groupe de J. J. Johnson (1956-1957), il joue et enregistre avec, entre autres, Kenny Burrell, Tommy Flanagan, Sonny Rollins (pour un fameux engagement au Village Vangard en 1957), appartient au quintet de Donald Byrd et Pepper Adams (1958), accompagne des musiciens plus mainstream tels que le tromboniste Tyree Glenn ou Harry Sweets Edison…
Le quartet de John Coltrane
Cette activité débordante et l’affirmation de son jeu qui le place au même rang que Philly Joe Jones ou Art Blakey (avec lesquels il prend plaisir à se produire au cours de spectaculaires « nuits de la batterie »), lui vaut d’être sollicité par John Coltrane lorsqu’en 1960, le saxophoniste, ayant quitté Miles Davis, décide de former son propre groupe. Cette association, l’une des plus fortes de l’histoire du jazz, durera cinq ans (hormis une interruption d’avril à octobre 1963) : pendant toute cette période, Elvin Jones contribue à faire du quartet de John Coltrane, qui enregistre et tourne abondamment, l’un des groupes les plus innovants du moment. Dans le quartet, il est la force motrice qui, sans relâche, entraîne le saxophoniste à pousser ses explorations modales jusqu’à la saturation et contribue, par l’intensité de sa présence, à dramatiser chaque interprétation. En cheville parfaite avec le contrebassiste Jimmy Garrison, il impose par sa puissance sans faille une dynamique qui noie l’auditeur dans un déluge de sons. Démultipliant sa frappe en un tourbillon sonore, par une prolifération de battements et d’éclats vibratoires des cymbales, il manifeste un tempo plus senti que marqué. Extension logique de l’apport des batteurs be-bop (Kenny Clarke, Max Roach, Art Blakey), son jeu produit une texture dense en superposant des métriques différentes ponctuées d’accents irréguliers. Avec lui, le rôle du batteur ne se réduit plus à la dimension d’accompagnateur en charge de la pulsation métronomique. Il s’érige en force motrice, qui transporte le soliste plus qu’elle le supporte, l’engageant dans un balancement qui a la puissance d’une houle avec lequel il doit composer. Cette conception nouvelle qui s’élabore à mesure que Coltrane s’engage de façon de plus en plus radicale dans une quête sonore qui acquiert progressivement une dimension mystique subit un coup d’arrêt, toutefois, lorsque le saxophoniste engage en 1965, un second batteur à ses côtés, Rashied Ali. Elle ouvre la voie au dérèglement complet de la pulsation qui caractérise le free jazz auquel Elvin Jones ne se rendra jamais. Parallèlement à son activité auprès de Coltrane, l’intérêt que provoque l’originalité de son jeu lui vaut d’enregistrer avec de nombreux musiciens : Freddie Hubbard, Joe Henderson, Wayne Shorter, Grant Green, Andrew Hill, Larry Young (pour la firme Blue Note) ou encore Sonny Rollins, etc.
Une expérience de leader
Après avoir accompagné – pour le meilleur et pour le pire – l’orchestre de Duke Ellington le temps d’une tournée européenne, Elvin Jones travaille quelque temps à Paris (au Blue Note, où il remplace Kenny Clarke) puis, de retour aux États-Unis, entame une carrière de leader à la tête de groupes généralement sans piano et qui associent souvent deux saxophonistes (Joe Farrell et George Coleman, Dave Liebman et Steve Grossman notamment) et un contrebassiste conséquent. Entre 1968 et 1973, il enregistre neuf albums pour le compte de Blue Note ainsi qu’un concert au Lighthouse en 1972, le jour de son quarante-cinquième anniversaire. Pendant les années 1970, il dirige ainsi un groupe au personnel variable qui compte notamment dans ses rangs les saxophonistes Frank Foster, Azar Lawrence, Pat LaBarbera, Andrew White ; les contrebassistes Gene Perla, Jimmy Garrison, Wilbur Little et Andy McCloud ; parfois, un trompettiste ou un pianiste sont ajoutés à ce groupe qui reste dominé par la personnalité du batteur et marqué du sceau de l’héritage coltranien. Son activité internationale n’empêche pas Elvin Jones d’enregistrer en sideman avec divers musiciens tels que Phineas Newborn, Art Pepper ou son vieil ami Tommy Flanagan. Sa propre production phonographique, répartie sur plusieurs labels indépendants, révèle un éclectisme thématique qui n’est pas toujours du meilleur aloi.
L’héritage de Coltrane
Avec le temps, Elvin Jones a consacré dans son propre répertoire une part de plus en plus explicite à la mémoire de John Coltrane, dont il ne renâcle pas à rejouer certaines des œuvres les plus emblématiques. Après avoir renoué avec McCoy Tyner au début des années 1980, il effectue une tournée, en 1987, avec Freddie Hubbard, McCoy Tyner, Reggie Workman et Sonny Fortune au cours de laquelle son groupe interprète en public A Love Supreme, la suite emblématique de la démarche spirituelle de son ancien compagnon (il en publie, en outre, une version enregistrée à Tokyo avec le trompettiste Wynton Marsalis en 1992). Ses disques sont ainsi jalonnés de reprises souvent émouvantes de morceaux que le batteur avait contribué à immortaliser un quart de siècle plus tôt. Sa polyvalence remarquable lui permet aussi bien de faire preuve de la plus grande délicatesse (notamment aux balais) sur des standards au sein du Great Jazz Trio avec son frère Hank Jones que de se lancer dans une rencontre impromptue avec Cecil Taylor et Dewey Redman.
La fondation du groupe Jazz Machine dans lequel se côtoient musiciens expérimentés et nouveaux talents apparaît comme une manière de prolonger la mission des Jazz Messengers de son ami Art Blakey disparu en 1990. Nouvel héraut du jazz, Elvin Jones poussera sous les projecteurs de nombreux instrumentistes dont le talent s’est confirmé depuis : entre autres, le trompettiste Nicholas Payton, les trombonistes Robin Eubanks et Delfayeo Marsalis, les pianistes Joey Calderazzo, Anthony Wonsey, Carlos McKinney et Eric Lewis, les contrebassistes Andy McKee et Brad Jones et les saxophonistes Javon Jackson, Joshua Redman, Mark Shim et même Ravi Coltrane, le propre fils de John. Jusqu’à sa disparition le 18 mai 2004 à Englewood (New Jersey, États-Unis), il a continué avec une ferveur intacte de porter la flamme d’une musique ardente et communicative qui révélait un attachement plus profond à la tradition du jazz que d’aucuns auraient pu le croire.