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Reigen Philippe Boesmans
Carte d’identité de l’oeuvre : Reigen de Philippe Boesmans |
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Genre | opéra |
Librettiste | Luc Bondy, d’après la pièce Reigen de Arthur Schnitzler |
Langue du livret | allemand |
Composition | en 1993 |
Création | le 4 mars 1993 au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles |
Forme | opéra en dix scènes |
Instrumentation | bois : 2 flûtes (dont 1 aussi piccolo), 2 hautbois (dont 1 aussi cor anglais), 2 clarinettes (dont 1 aussi petite clarinette et clarinette basse), 2 bassons (dont 1 aussi contrebasson), 2 saxophones (soprano et alto) cuivres : 2 cors, 2 trompettes, 2 trombones percussions : timbales, cymbales, caisse claire, grosse ciasse, triangle, temple-blocks, aisse roulante, bongos, tumbas, tam-tam, maracas, crotales, marimba, vibraphone, cloches tubulaires, célesta claviers : 1 piano cordes pincées : 1 harpe cordes frottées : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Version pour orchestre de chambre | |
Transcription | Fabrizio Cassol |
Commanditaire | Opéra national du Rhin pour les Jeunes Voix du Rhin |
Composition | en 2003 |
Création | le 5 mai 2004 au théâtre municipal de Colmar |
Instrumentation | bois : 1 flûte (aussi piccolo), 1 hautbois (aussi cor anglais), 1 clarinette (aussi petite clarinette), 1 basson (aussi contrebasson) cuivres : 2 cors, 1 trompette, 1 trombone percussions variées claviers : 1 piano cordes pincées : 1 harpe cordes frottées : 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, 1 contrebasse |
Contexte de composition et de création
Alors que Philippe Boesmans est compositeur en résidence depuis 1985 au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, et qu’il a déjà composé son opéra La Passion de Gilles, Gérard Mortier lui confie en 1989 la réorchestration de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, présenté dans une mise en scène de Luc Bondy et dirigé par Sylvain Cambreling. Désireux de poursuivre leur collaboration, ils décident de mettre en musique la pièce ReigenLa Ronde d’Arthur Schnitzler : Boesmans voulait quelque chose de léger, dans la lignée de Cosi fan tutte de Mozart, et Luc Bondy connaissait bien le théâtre de Schnitzler. L’œuvre offre de surcroît un potentiel expressif rare à la musique. Tout est défini par avance (chef d’orchestre, chanteurs, metteur en scène) et Reigen est écrit rapidement. L’opéra est créé en mars 1993 au théâtre de la Monnaie, quatre ans après la naissance du projet, avant de partir à Strasbourg, Paris, Francfort, etc. C’est un grand succès, auprès du public comme de la critique, souvent dithyrambique et n’hésitant pas à placer immédiatement l’opéra parmi les chefs-d’œuvre du XXe siècle. Depuis, et grâce au succès renouvelé de Wintermärchen (Le Conte d’hiver, d’après Shakespeare), Philippe Boesmans fait
L’argument
En une suite de dix saynètes, Reigen nous présente dix tête-à-tête entre un homme et une femme ayant une relation sexuelle (éludée dans la mise en scène), soit dix variations sur le thème du comportement d’un couple avant comme après l’acte « amoureux ». Ces variations sont en tuilage : un des deux personnages de chaque scène est présent dans la suivante. Balayant toute l’échelle sociale et proposant toutes les attitudes, l’œuvre se veut un certain miroir de la société viennoise de la fin du XIXe siècle. Tour à tour, ce seront la prostituée et le soldat, le soldat et la femme de chambre, la femme de chambre avec le jeune homme, le jeune homme avec la jeune femme, la jeune femme avec son mari, le mari avec la grisette, la grisette avec le poète, le poète avec la cantatrice, la cantatrice avec le comte, le comte avec la prostituée : la boucle est bouclée.
1. La prostituée et le soldat
Près du pont, au bord du Danube. Une prostituée racole un soldat, qui n’a pas d’argent. Il se laisse néanmoins convaincre. Après passage à l’acte, elle réclame tout de même de l’argent, mais il part sans payer.
2. Le soldat et la femme de chambre
Une fête populaire au Prater. Le soldat entraîne à l’écart une femme de chambre éprise de lui. Ils ont une relation sexuelle pendant qu’un autre couple roucoule. Aussitôt après, le soldat abandonne la femme de chambre et retourne à la fête.
3. La femme de chambre et le jeune homme
Dans une maison bourgeoise. Sous des prétextes sans importance, le jeune homme fait venir à plusieurs reprises la femme de chambre alors qu’elle écrit une lettre au soldat et, à force de flatteries, finit par obtenir ce qu’il souhaite. La courte étreinte est interrompue par la sonnette. Le jeune homme sort.
4. Le jeune homme et la jeune femme
Une maison de rencontre. Le jeune homme se prépare pour un rendez-vous. Une jeune femme arrive. À la fébrilité de l’inexpérience du premier répond la fébrilité de l’adultère de la seconde. Submergé par l’enjeu, le jeune homme est victime d’une panne sexuelle. Mais la jeune femme va trouver les mots qu’il faut. Il se fait maintenant tard : elle se dépêche de rassembler ses affaires et court rejoindre son mari.
5. La jeune femme et son mari
Câlin, le mari rejoint la jeune femme dans la chambre à coucher. Elle lui fait parler de ses liaisons de jeunesse alors que lui ne cherche, via de beaux discours, que leur « douzième liaison ». La jeune femme se souvient de leur première nuit, à Venise.
6. Le mari et la grisette
Dans un cabinet particulier. Le mari fait le bellâtre devant la grisette qui, accusant l’effet du vin, s’offusque de passer pour une fille facile et lui certifie une vie « comme il faut », avant de se donner à lui. Il commence à regretter, mais alors que la grisette lui révèle la tromperie de sa femme, il projette déjà le prochain rendez-vous.
7. La grisette et le poète
Le même cabinet particulier. Le poète surjoue son rôle d’artiste grandiloquent et excentrique devant la grisette, et parvient à ses fins. Après, il croit l’impressionner en lui révélant son « nom d’auteur », mais en vain, car la jeune femme ne le connaît pas. Il envisage l’amour éternel avec elle, et lui dit adieu.
8. Le poète et la cantatrice
Une chambre dans une auberge à la campagne. Alors qu’ils arrivent dans la chambre, la diva capricieuse congédie le poète pour qu’il revienne dans son lit dix minutes plus tard. À peine l’étreinte terminée, elle avoue préférer cela à chanter des « opéras vieux jeu ». En mangeuse d’hommes dominatrice, elle lui annonce qu’il n’est qu’un caprice pour elle.
9. La cantatrice et le comte
Au téléphone avec le poète, la cantatrice est fâchée de son infidélité. La conversation est abrégée par l’arrivée du comte, vieux dandy béat d’admiration pour la diva. Mais cette dernière semble se heurter à plus fort qu’elle : le comte la tient à distance, attisant le désir de la prédatrice qui, bien que le traitant de poseur, s’offre à lui. Le comte la quitte en lui donnant rendez-vous pour le surlendemain.
10. Le comte et la prostituée
À l’aube. Après avoir trop bu, le comte se réveille dans une maison, ne se souvenant plus comment il y est arrivé. Alors qu’il songe à s’éclipser, la prostituée se réveille. Lui croit qu’il ne s’est rien passé ; elle lui apprend le contraire. Il part. « La vie continue ».
Les personnages et leur voix
Tout comme les personnages balaient la société viennoise, les voix requises par Philippe Boesmans couvrent l’ensemble des tessitures vocales. Logiquement, son choix s’est fait en fonction du type de personnage (selon son âge, son rang, etc., suivant les conventions habituelles de l’opéra) et garantit une rotation des tessitures, afin d’éviter toute monotonie vocale et dramaturgique :
- La prostituée est une soprano, à l’ambitus très large de presque deux octaves, traduisant la volubilité de ce personnage haut en couleurs, ainsi que son caractère entier et provocant. Plus effacée dans la dernière scène, elle présente une ligne vocale bien moins contrastée : dans ce finale, elle n’est plus conquérante.
- Le soldat est bourru, parlant peu, par brèves phrases, même lorsqu’il est séducteur dans la scène 2. Son ambitus de ténor est donc plus restreint.
- La femme de chambre est une mezzo-soprano, au timbre chaud. Privilégiant le registre médium-grave de sa tessiture, elle montre sa peine de ne point être aimée.
- Le fougueux jeune homme est bien sûr un ténor qui gonfle d’emblée le torse en montant dans le registre aigu, preuve de son éclatante jeunesse. Sa ligne vocale est souple et démonstrative, tout comme celle de la jeune femme, soprano, qui est son pendant féminin.
- Le mari, sûr de sa position et de son rang, est un baryton-basse majestueux. Cette catégorie vocale s’emploie relativement peu, même si Philippe Boesmans joue beaucoup sur les différences possibles de timbres propres à cette voix large et souple.
- La seule surprise vocale vient de la grisette qui, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, n’est pas une soprano, mais une mezzo-soprano, et en l’occurrence la voix féminine la plus grave de l’opéra. Boesmans avoue adorer ce personnage et, plutôt que de la caricaturer, il lui offre une tessiture à même d’exprimer toute sa richesse et son ambiguïté. Tantôt légère dans le registre aigu, tantôt profonde et amère dans le registre grave, c’est certainement le personnage psychologiquement et musicalement le plus intéressant de la distribution.
- Le flamboyant poète est un Heldentenor, un ténor héroïque, à l’aigu facile et à la virtuosité ébouriffante, qui peine à exprimer sa tendresse.
- La cantatrice, capable de la plus grande tendresse comme de l’hystérie capricieuse la plus insupportable, requiert une voix large et puissante de soprano lyrique - la fameuse diva - afin d’exprimer cette riche palette de sentiments et de maîtriser toutes les techniques vocales : vocalises, voix parlée, vibrato conquérant, etc.
- Le comte, enfin, nécessite une voix de baryton à l’extrême agilité, notamment dans l’utilisation de la voix de fausset. C’est également un personnage complexe, tout à la fois agité et intérieur, lyrique et mélancolique, à l’image de l’opéra tout entier.
Écriture vocale
Sylvain Cambreling, chef d’orchestre, a tenu les propos suivants : La ligne vocale de Reigen manifeste un souci constant que le texte soit compréhensible, très proche du langage parlé. Il y a dans l’écriture énormément d’attention, non seulement au texte, pour qu’il soit compris du public, mais aussi au mot, au matériel phonétique, tel que le chanteur doit pouvoir en user pour projeter du son. Le traitement vocal est, en fait, toujours respectueux de cette double contrainte : être audible / être chantable. Cela n’empêche pas le lyrisme, bien au contraire ; mais, au lieu d’un lyrisme qui soit le fait, d’abord, d’un choix musical et qui utilise le texte à cette fin, nous avons affaire ici à un lyrisme qui semble né spontanément de la parole, lorsque le texte l’y invite.
Dans ce constant souci de compréhension, l’écriture vocale de Boesmans, difficile pour les interprètes mais d’une grande fluidité d’écoute pour l’auditeur - une constante chez lui -, va donc privilégier le registre médium, les incursions dans les registres extrêmes, grave et aigu, étant parcimonieuses. À l’opéra, les modèles de Boesmans au XXe siècle sont aussi évidents qu’éminents : Wozzeck d’Alban Berg (on y retrouve les personnages du soldat et de la jeune fille), mais également Pelléas et Mélisande de Debussy pour la rythmique calquée sur le débit parlé, offrant une magnifique clarté au texte, et enfin Janacek, pour le choix des mots au potentiel phonétique naturellement vocal.
Analyse critique de l’œuvre
Derrière une apparente frivolité, Arthur Schnitzler dénonce dans sa pièce de théâtre le comportement hypocrite de ses contemporains. Sa « suite de scènes », impitoyable satire sociale et sociologique, jette en effet un éclairage direct et cru sur les mœurs de la société viennoise du début du XXe siècle, que la divulgation des faits choque davantage que les faits eux-mêmes. Toute l’échelle sociale défile ainsi, en un ballet grinçant. Cette ronde, c’est celle de l’enfermement, du repli sur soi et de la répétition inlassable. C’est une vérité nue qui tombe les masques et dénonce la trahison, le mensonge, l’égoïsme, l’hypocrisie, la pulsion, la quête du désir mais au final le manque, et avec tout cela la mort annoncée en filigrane, celle de toute une société. Si la littérature ne peut guérir, elle dénonce en un miroir bien peu complaisant.
Comme un symbole, la prostituée encadre l’œuvre : elle lie les classes sociales et représente l’assouvissement du désir, ses limites, et sa distinction de l’amour. Cruel, Schnitzler l’est avec la société. Il l’est aussi dans sa vision des relations hommes-femmes : ces femmes qui, pour atteindre l’amour, se résignent au désir, et les hommes qui, pour obtenir leur désir, promettent l’amour. Qu’est-ce que « faire l’amour », questionne également Schnitzler en montrant les limites de l’expression ?
Luc Bondy ne modifie que très peu le texte de Schnitzler. Il ne fait que quelques coupures nécessaires, compensées avec des fils conducteurs de mise en scène qui unifient l’opéra (le téléphone, par exemple). Dès le court prélude, on retrouve la joie de vivre viennoise, dansante, mais assez vite ternie par une certaine gravité, une inquiétude sombre. Néanmoins, Philippe Boesmans et Luc Bondy refusent tout expressionnisme racoleur. Dès le choix de Reigen, ils envisagent le texte dans la lignée du Cosi fan tutte de Mozart/da Ponte, c’est-à-dire un texte avec une véritable profondeur, mais d’humeur légère. Philippe Boesmans reprend d’ailleurs l’orchestre de Mozart avec les bois par deux, en le mettant au goût du jour (percussions et saxophones), mais sans électronique. J’ai d’abord écrit un chant sur le thème du Cantique des cantiques. C’est un peu une musique de soupir, à la fois une douleur et un bonheur. Ce chant d’amour a été mon matériau de base musicale
, nous dit Philippe Boesmans. Ce chant de l’amour éternel apparaît dès la scène 2, puis à la scène 4 et enfin à la 8.
Auteur : Antoine Mignon