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Le théâtre nô
Sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, le théâtre nô s’est constitué entre les XIVe et XVIe siècles. Cet art de la scène consiste en un drame chanté et dansé, certains rôles étant masqués. Nous en présentons ici successivement les dimensions historique, musicale, scénographique et dramatique.
Les origines du théâtre nô
Les Xe et XIe siècles voient émerger au Japon deux genres de divertissement populaires :
- d’une part le dengaku, issu de chants et de danses autochtones liés au repiquage du riz et accompagnés de flûtes, de tambours et de sortes de crécelles ;
- d’autre part le sarugaku, forme de spectacle composite originaire de Chine, comportant divers tours de prestidigitation, acrobaties, pantomimes et danses comiques.
Peu à peu, danses et pantomimes dominèrent et furent structurées par une trame théâtrale débarrassée de la trivialité propre au sarugaku, tandis que le dengaku suivait une évolution dramatique comparable et s’affinait. De ces deux courants rivaux, un maître de sarugaku nommé Kan.ami Kiyotsugu (1333-1383) opéra la synthèse en fondant le théâtre nô, œuvre que parachèvera son fils Zeami Motokiyo (1363-1443), lui-même auteur d’environ deux cents pièces du répertoire ainsi que de nombreux traités sur l’art de l’acteur. Après une représentation par Kan.ami en 1374 de la pièce Okina à laquelle assiste le shôgun Ashikaga Yoshimitsu, celui-ci prend la troupe sous sa protection, ouvrant la voie à l’épanouissement de l’art du théâtre nô.
Livrets et structure dramatique
Écrits dans une langue très littéraire, souvent inspirés de légendes ou de grandes œuvres de la littérature classique et recourant à de fréquentes citations poétiques, les livrets de nô, dont l’âge d’or se situe au XVe siècle, sont répartis en deux catégories :
- Les nôs « d’apparition ». Plus que le développement d’une action, ces nôs sont des fictions poétiques faisant apparaître un personnage du passé (
Le drame, écrit Paul Claudel, c’est quelque chose qui arrive ; le nô, c’est quelqu’un qui vient.
). Le personnage principal apparaît d’abord sous sa forme réincarnée (villageoise, pêcheur etc.). À l’issue d’un dialogue énigmatique avec le personnage secondaire non masqué (souvent un moine en pèlerinage) qui s’endort, il révèle sa véritable nature et réapparaît dans la seconde partie – mais peut-être s’agit-il d’un songe – sous la forme de son fantôme (guerrier, poète du temps jadis, etc.) qui revit un événement douloureux du passé qui s’est déroulé dans ce lieu. - Les nôs « du monde réel ». La structure temporelle est linéaire : les événements sont relatés dans leur ordre de progression, sans retour en arrière.
La musique du nô
Les instruments
L’ensemble instrumental du nô se compose d’une flûte traversière en bambou et, selon les pièces, de deux ou trois tambours. Les instrumentistes, qui ne sont pas dirigés et jouent sans partition, prennent place au début de la représentation en fond de scène, selon un ordre défini : de droite à gauche, du point de vue du public, la flûte (appelée fue ou nôkan), le tambour d’épaule (kotsuzumi), le tambour de hanche (ôtsuzumi) et le tambour à battes (taiko). Le rythme des instruments peut être libre (solos de flûte), ou caractérisé par une marge de fluctuation (seuls le début et la fin des séquences étant déterminés), ou encore entièrement fixé (particulièrement lors de l’accompagnement des danses). Chaque instrument enchaîne une série de courts motifs formant des séquences. Les tambourinaires émettent des interjections vocales qui font partie des cellules rythmiques.
Les acteurs
Il y a fondamentalement deux personnages, éventuellement accompagnés de compagnons : un acteur secondaire (dénommé waki) non masqué et un acteur principal (le shite) masqué, qui évoque par le récit, le chant et la danse un épisode de sa vie passée. Leur voix, qui fait partie intégrante de la musique du nô, peut être :
- psalmodiée dans les passages nécessitant une grande intelligibilité du texte (présentation d’un personnage, dialogue, etc.) : sans accompagnement instrumental, la voix suit une inflexion mélodique formant une courbe ascendante puis descendante, selon un rythme libre ;
- chantée, dans les passages de caractère lyrique : le chant du nô juxtapose des schémas mélodiques, le texte poétique déterminant la structure et le rythme du chant ;
- parlée-chantée, avec un caractère chanté plus ou moins accentué.
Le chœur
Il est constitué d’acteurs spécialisés dans le rôle principal (shite), susceptibles d’assurer le cas échéant un remplacement. Les choreutes (terme qui peut être préféré, dans ce cadre dramatique évocateur de la Grèce antique, à celui de choristes) chantent d’une même voix (chant homophonique). De même que les musiciens, ils sont dirigés « de l’intérieur » en suivant le « chef de chœur » intégré au groupe. Le chœur décrit les lieux, le paysage, la saison, les sentiments des personnages, relaie l’acteur dans sa récitation lorsqu’il danse. Une même phrase du texte peut être répartie entre les acteurs et le chœur.
Caractéristiques musicales
S’il n’y a pas de place à proprement parler pour l’improvisation dans la musique du nô, il existe cependant une souplesse dans l’exécution permettant de s’adapter à l’atmosphère propre à chaque pièce ainsi qu’au moment de l’exécution. On observe néanmoins plusieurs constantes dans cette musique :
- un vibrato ample (pour la voix comme pour la flûte) ;
- une attaque des notes résultant d’un glissando ascendant ;
- une voix pharyngienne, menton tirant vers l’intérieur, favorisant une couleur sombre (que l’acteur soit masqué ou non) ;
- une voix naturelle (pas de voix de fausset pour un acteur masculin interprétant un personnage féminin) ;
- une économie de moyens (les tambours disposent d’un nombre réduit de types de frappes, agencés en cellules) ;
- un tempo lent avec une accélération continue ;
- une place importante accordée aux silences.
Scène et décor
Inspirée de l’architecture des temples, la scène est constituée d’un plateau carré auquel musiciens et acteurs accèdent par une passerelle, d’un toit jouant le rôle d’abat-son et d’une paroi en fond de scène faisant office de miroir acoustique, devant lequel prennent place les instrumentistes.
Hormis le pin représenté sur la paroi en fond de scène, le plateau du nô est nu. Le décor, c’est le texte : le chœur décrit les lieux et la saison, évoque les vagues du rivage, le vent de la montagne, la lune qui se lève, le rivage marin..., tout le cadre du drame qui s’est déroulé autrefois et qu’un personnage vit une nouvelle fois sous nos yeux. Sous le plateau, des poteries amplifient la résonance des frappes du pied des acteurs. Il n’y a ni rideau de scène ni fosse d’orchestre : instrumentistes et chœur sont présents sur la scène. Cependant, quelques constructions légères en bambou parfois recouvertes de tissu, apportées au centre du plateau par les assistants au début de la représentation, symbolisent une hutte, une barque, la margelle d’un puits, etc. Ces éléments sont ôtés à la fin de la pièce : le plateau revient à son état initial, sans trace matérielle, comme il convient à un songe.
Costumes et masques
Contrastant avec la sobriété de la scène et le kimono formel strict des instrumentistes et du chœur, les costumes des acteurs, jadis objets de cadeaux des mécènes soutenant les troupes, sont d’une grande richesse. Ces costumes ne sont pas associés à des personnages spécifiques mais à des types de personnages (guerrier, noble de cour, villageois etc.) et reprennent souvent dans leurs motifs des références à la saison en cours. Ils recouvrent entièrement le corps de l’acteur, selon une ample forme pyramidale qui concourt à l’esthétique très stylisée du nô. Hormis l’éventail, indissociable des danses dans lesquelles il joue un rôle fondamental, les accessoires sont réduits à l’essentiel (lance d’un fantôme de guerrier, maillet brandi par un démon, par exemple).
À de très rares exceptions près, les masques représentent également non des personnages particuliers mais des catégories de personnages : vieillard, guerrier, personnage féminin, démon, divinité, avec de nombreuses variantes selon l’âge. D’une seule pièce, sauf le masque articulé à la mâchoire du vieillard Okina, d’une taille inférieure à celle du visage, ils sont essentiellement en cyprès comme nombre de sculptures bouddhiques, les plus anciens étant en camphrier ou en paulownia. Le menton est légèrement saillant, la lèvre inférieure avance, afin de laisser une certaine mobilité à la mandibule du porteur de masque. Ils sont revêtus par l’acteur principal (shite) et ses éventuels compagnons (tsure) dans les nôs dits « d’apparition » et par les personnages féminins dans toutes les pièces.
Jeu des acteurs
Les acteurs évoluent selon un enchaînement de kata (« pattern », forme stéréotypée), la plupart abstraits, certains évoquant cependant un sentiment particulier (affliction, courage) ou un geste concret (mouvement de l’éventail désignant le vent dans la montagne, etc.). Les pas sont essentiellement glissés, le simple déplacement d’un point à l’autre de la scène faisant partie intégrante de la danse.
Auteure : Véronique Brindeau