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Le jeu des contraires
Jeu
Depuis Jeux de Claude Debussy en 1913 jusqu’aux Játékok (« jeux » en hongrois) de György Kurtág - méthodes de langages contemporains pour le piano, écrites à partir de 1973 -, la notion de « jeu » recouvre plusieurs acceptions :
- Le jeu comme amusement : composer en jouant avec les vocabulaires de la musique contemporaine.
Le jeu - c’est le jeu. Il requiert beaucoup d’initiative et de liberté de la part de l’interprète.
(György Kurtág, Préface aux Játékok) - Le jeu comme « mode de jeu » d’un musicien : jouer à chercher de nouveaux sons sur les instruments, du pizzicato aux sons multiphoniquesUn son multiphonique est un son constitué de deux ou trois hauteurs, obtenu par un doigté spécifique sur un instrument à vent au départ monophonique comme le hautbois, la clarinette et le basson..
- Le jeu comme une règle à suivre : faire de contraintes imposées par une règle un espace de création musicale. On retrouve de nombreuses règles d’interprétation dans les partitions de musique contemporaine, comme chez Mauricio Kagel ou John Cage.
La règle est tout ce qui permet de jouer un jeu, transgresser la règle signifie se tromper ou tricher, mais ne signifie pas transgresser le jeu : on transgresse le jeu quand, en changeant de règle, on joue un autre jeu.
(Franco Donatoni, compositeur italien, 1986) - Le jeu d’un comédien : les musiciens par le biais du « théâtre musical » et du « théâtre instrumental » deviennent des acteurs avec leur personnalité et leur qualité d’interprètes.
- Le jeu comme « jouer de la musique » : on retiendra cette idée de jouer de la musique, ou avec la musique, avec les sons et les partitions, en notes ou en graphiques.
Contraire et contraste
Tous les contraires de la musique contemporaine se retrouvent dans les œuvres de nombreux compositeurs, de la pièce soliste à des œuvres en grand ensemble. Celles-ci ne sont pas toujours écrites pour un instrumentarium spécifique, et laissent le choix de l’instrumentation aux interprètes, avec parfois l’utilisation de sons électroniques. Outre les contrastes de formations instrumentales, certaines œuvres contemporaines s’identifient par rapport aux autres en cultivant des contraires musicaux, selon les paramètres du son :
- hauteur / registre : de l’extrême grave au suraigu. Dans un passage de sa pièce Midtown, Fénelon utilise les instruments dans l’extrême-grave, notamment les trompettes, inhabituelles dans ce registre. À l’opposé, Dusapin fait entendre le violon dans son registre suraigu dans son concerto Aufgang.
- rythme : d’un jeu vif aux valeurs courtes à un son long continu. Dans ses Sequenze, Berio utilise les deux extrêmes : tantôt des valeurs courtes à l’alto dans la Sequenza VI, tantôt un son long continu au basson dans la Sequenza XII.
- intensité : de l’effleuré aux sons violents. Dans ses Musica ricercata, Ligeti enchaîne les deux nuances au piano.
- timbre : multiplicité des modes de jeu, du plus traditionnel au plus moderne. Dans la Sequenza VIII, Berio fait entendre le violon dans un mode de jeu traditionnel alternant jeu avec archet et pizzicatoLe musicien joue en pinçant la corde avec le doigt., parfois avec sourdine. Dans la Sequenza VII en revanche, il utilise un mode de jeu plus moderne avec des sons multiphoniques au hautbois. Dans la Sequenza XIV, le violoncelle varie les modes de jeu, aussi bien traditionnels qu’originaux (tels que des frappes sur la caisse).
- espace scénique : d’un musicien sur scène à une mise en espace de tout l’effectif, aussi bien sur scène que dans la salle. Dans Pas de cinq, Kagel fait déambuler les musiciens dans l’espace scénique, tandis que Stockhausen joue sur la spatialisation de trois orchestres dans Gruppen.
- espace sonore : contrastes de densité dans l’écriture, contrastes de densité dans la masse orchestrale, diffusion de bandes dans les haut-parleurs spatialisés. Dans la Sequenza I, Berio compose pour la flûte tantôt une écriture dense avec beaucoup d’événements musicaux, tantôt une écriture plus diffuse. De son côté, Fénelon joue sur les contrastes de masse orchestrale dans Midtown, en opposant une écriture avec tout l’orchestre superposant les voix, à une écriture plus soliste.
Enfin, la musique contemporaine est également pleine de contrastes dans les différents styles et courants musicaux qu’elle englobe.
Innovations instrumentales
Les compositeurs de musique contemporaine sont sans cesse en quête de nouveautés. La recherche de timbres particuliers les incite à utiliser des modes de jeu divers et variés, parfois inhabituels, et à repousser les limites des possibilités instrumentales. Le désir d’innovation sonore les conduira même jusqu’à l’utilisation de la bande magnétique. Voici quelques exemples d’instruments exploités de manière originale à l’époque contemporaine.
Le basson
Né du bajon et de la dulciane de la Renaissance, le basson est à la fois basse continue à l’époque baroque, et soliste dans des concertos et pièces de chambre. Il connaît une grande évolution dans sa facture au cours du XIXe siècle, adoptant plusieurs clétagessystème de tringles et de clés permettant de boucher les différents trous sur le corps de l’instrument hérités de la flûte traversière ou du hautbois, pour aboutir à deux systèmes d’instrument distincts encore aujourd’hui : le basson français et le fagott allemand. Comme pour les autres instruments de la famille des bois, l’ajout de clés sur le corps de l’instrument permet entre autres d’obtenir une plus grande homogénéité sur toute la tessiture du basson. Souvent utilisé pour son registre grave caractéristique, le basson moderne développe tout un registre suraigu qui séduit rapidement les compositeurs modernes comme Igor Stravinski. Le vocabulaire du basson s’enrichit de nouvelles techniques dans la deuxième moitié du XXe siècle comme les sons multiphoniques. Parmi de nombreuses œuvres solistes, la Sequenza XII de Luciano Berio, dédiée à Pascal Gallois, soliste de l’Ensemble intercontemporain, se démarque par sa virtuosité : pendant dix-neuf minutes, l’interprète joue sans s’arrêter en utilisant le souffle continu, véritable performance physique et sonore.
Le trombone
Le trombone à coulisse est l’un des instruments à vent qui a connu le moins d’évolution depuis son apparition au XVe siècle. Décliné en plusieurs tailles d’instruments formant toute une famille, le trombone (ou la saqueboute, ainsi nommé à la Renaissance et au début du baroque) est associée au répertoire de chapelle et d’apparat jusqu’à la fin du XVIIIe siècle où il intègre l’orchestre symphonique aux côtés des trompettes et des cors. Apprécié pour les effets dramatiques à l’opéra, le trombone gagne son statut de soliste au cours du XIXe siècle.
Le trombone du XXe siècle s’ouvre sur un geste aujourd’hui associé dans tous les esprits à cet instrument : le glissando. Tout commence en 1900, à Paris, lors de l’Exposition universelle : Arthur Pryor, tromboniste virtuose, se fait remarquer par l’usage des glissandi au sein de l’orchestre de John Philip Sousa qui représentait alors les États-Unis. On rencontre dès lors en Europe une recrudescence de glissandi dans plusieurs œuvres pour orchestre. Le premier à utiliser le glissando est Arnold Schönberg dans son poème symphonique Pelléas et Mélisande. Maurice Ravel et Igor Stravinski s’approprient également le glissando en tant qu’effet dramatique ou référence directe au jazz. La virtuosité du trombone est mise à mal avec l’extrême vélocité que demande le jazz et en particulier le be-bop : grâce à des solistes comme Jay-Jay Johnson, les contraintes gestuelles de la coulisse deviennent des atouts. On cherche de nouvelles positions, de nouvelles techniques dans le but d’accélérer le débit. À partir des années 1960, Stuart Dempster, dédicataire de la Sequenza V de Berio, et Vinko Globokar imposent le trombone dans l’instrumentarium soliste des musiques d’avant-garde. De nombreux compositeurs écrivent pour eux des pièces où les techniques traditionnelles de l’instrument s’associent à une recherche toujours renouvelée d’un nouveau vocabulaire.
L’alto
L’alto connaît un réel engouement de la part des compositeurs au début du XXe siècle. On retient tout particulièrement Paul Hindemith, compositeur et altiste américain d’origine allemande, qui lui dédie de nombreuses œuvres en soliste, tout comme Darius Milhaud et Ernest Bloch. Comme pour le violon, de nouveaux gestes apparaissent, accompagnant l’imagination des compositeurs : glissando, col legnojeu avec le bois de l’archet plutôt qu’avec les crins, pizzicato « à la Bartók »Le musicien pince la corde en la soulevant haut puis en la lâchant de façon à ce qu’elle claque contre la touche. complètent le vocabulaire de sonorités de l’alto qui ne cessera de s’amplifier au cours du XXe siècle. À partir de 1960, sous l’impulsion de solistes virtuoses, l’alto est convoqué dans de nombreuses œuvres en tant que soliste, devenant autant intime et mélodiste que véloce et virtuose.
La bande magnétique
La bande magnétique, support d’enregistrement de son, devient un support à composition grâce aux expérimentations de la musique concrète impulsée par Pierre Schaeffer dès 1948. Et pourtant, il existe un précédent : Walter Ruttman, cinéaste allemand, crée en 1930 une œuvre sonore à partir de montages et collages de pellicules de film sans image. Wochende est, selon un critique de l’époque, un « film pour aveugle », où se succèdent des événements sonores relatant la semaine d’un ouvrier.
La première bande magnétique fut utilisée en France par la RTF - Radiodiffusion Télévision Française - où travaillait alors Pierre Schaeffer au Studio d’essai qu’il avait lui-même créé. Ce nouveau support permet des manipulations de montage et collage inédits dans le domaine du son. Avec Étude aux chemins de fer de 1948, Pierre Schaeffer impose la bande magnétique comme un objet de composition pour un musique alors appelée « concrète ». Accompagné de Pierre Henry, Schaeffer réunira pour la première fois en 1951 des interprètes sur scène et des sons pré-enregistrés sur bande magnétique : Orphée 51 ou Toute la lyre, pantomime lyrique pour quatre voix, deux récitants, mime et bande, est ainsi la première expérience de « musique mixte ». Au même moment, Edgar Varèse écrit Déserts, pour 15 instrumentistes, 47 instruments à percussion et bandes magnétiques, dont la création en 1954 au Théâtre des Champs Élysées déclencha de vives réactions dans le public lorsqu’intervinrent les premiers sons pré-enregistrés au milieu de l’orchestre. Une sorte d’écho au scandale du Sacre du printemps en 1913 qui eut lieu dans le même théâtre parisien...
Parmi les nombreuses œuvres réunissant instruments acoustiques et bande magnétique, on peut citer tout particulièrement le Requiem pour un jeune poète de B.A. Zimmermann où un orchestre gigantesque, trois chœurs et un groupe de jazz se mêlent à des bandes magnétiques diffusant discours et lectures en huit langues, ainsi que des extraits d’œuvres emblématiques du répertoire classique. Depuis ces premières expériences de mariage entre musique acoustique et musique électro-acoustiqueréunissant musique concrète et musique électronique, c’est-à-dire enregistrées sur support, les compositeurs n’ont eu de cesse de tendre vers la fusion des deux : avec la création de lieux dédiésIRCAM (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique) à Paris, à partir de 1977 à la recherche entre musique et informatique, émergent de nouveaux outils qui facilitent l’interaction entre acoustique et électronique, tels que la Machine 4X ou des logiciels répondant directement à ce que joue l’exécutant. Aujourd’hui encore, les compositeurs naviguent entre des sons pré-enregistrés sur un support et l’électronique en temps réel n’impliquant plus de support de diffusion, l’ordinateur devenant alors un instrument à part entière.
Auteur : Clément Lebrun