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Le Tour d’écrouBenjamin Britten
Carte d’identité de l’œuvre : Le Tour d’écrou de Benjamin Britten |
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Titre original | The Turn of the Screw, Oop. 54 |
Genre | opéra de chambre |
Librettiste | Myfanwy Piper, d’après la nouvelle de Henry James |
Langue du livret | anglais |
Commanditaire | opéra La Fenice de Venise |
Composition | de mars à juillet 1954 à Aldeburgh, dans le Suffolk, comté de l’Angleterre de l’Est |
Création | le 14 septembre 1954 à La Fenice de Venise |
Forme | Prologue Acte I (8 scènes) Acte II (8 scènes) |
Instrumentation | bois : flûte, flûte piccolo, flûte alto, hautbois, cor anglais, clarinette en si bémol, clarinette basse, basson cuivres : cor percussions : timbales, tambours, tom-tom, gong, cymbales, triangle, wood-block, glockenspiel, cloches claviers : piano, célesta cordes pincées : harpe cordes frottées : 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse |
Contexte de composition et de création
En 1952, La Fenice de Venisel’un des opéras italiens les plus prestigieux passe commande à Britten d’un opéra de chambre, programmé pour l’été 1954. C’est Myfanwy Piper, sa future librettiste, qui lui suggère l’adaptation de The Turn of the Screw, une nouvelle d’Henry James (1843-1916).
Britten connaissait ce texte depuis les années 1930 : … Une pièce merveilleuse, impressionnante mais terriblement effrayante et sinistre…
; J’ai fini l’Écrou. Un chef-d’œuvre incomparable
, mentionne-t-il dans son journal[1].
The Turn of the Screw le séduit dès cette époque, à plus d’un titre : l’essence fantastique du récit, son climat de mystère étouffant, ses ambiguïtés non résolues quant à la nature véritable du mal, des êtres et de leurs relations sont caractéristiques de l’univers de James. Tous ces éléments font écho à l’attrait du musicien pour les intrigues complexes faisant la part belle à la controverse. Le thème de l’atteinte à la pureté enfantine et celui de l’homosexualité implicite des personnages ne le laissent pas non plus indifférent : homosexuel dans une société non permissive, s’élevant contre les conventions de son milieu, pacifiste en un temps où l’effort de guerre primait dans son pays, Britten restera toute sa vie attentif au sort des innocents bafoués, montrant dans ses opéras le destin de personnages en marge de la société et la mort des plus désarmés (Peter Grimes, Billy Budd, Owen Wingrave, Death in Venice…).
Lorsqu’il aborde, vingt ans après la découverte de ce texte, la composition de ce qui deviendra son huitième opéra, Britten est mieux intégré dans la société anglaise : une relative libération des mœurs est à l’œuvre en Europe, dans l’élan de l’après-guerre. La maturité et la notoriété acquises par le compositeur, à quarante ans révolus, l’encouragent sans doute à oser s’emparer de ce texte ambivalent et traitant de sujets délicats. Une lettre écrite par Britten à l’un de ses amis, quelques mois après la création de l’opéra, confirme à quel point le récit de James trouve un écho dans sa vie privée : Je pense que tu as raison à plus d’un titre en pensant que ce sujet est le plus proche de moi parmi tous ceux que j’ai choisis (même si je n’aimerais pas dire ce qu’il révèle de ma propre personnalité).
[2]
La composition musicale est achevée en trois mois et demi et l’orchestration réalisée en un temps record, pendant les premières répétitions des chanteurs. L’opéra est présenté en septembre 1954 à La Fenice de Venise. Britten lui-même dirige l’English Opera Group, la troupe d’une quinzaine de musiciens qu’il a fondée afin de créer ses opéras et ceux d’autres compositeurs britanniques. Bien que la presse italienne exprime sa perplexité devant le manque de consistance de ce tout petit orchestre, l’accueil du public est chaleureux : l’œuvre est reprise en Hollande, en Suède, puis enregistrée quatre mois plus tard. C’est le premier opéra de Britten à connaître un tel succès.
L’argument
Un narrateur introduit ses auditeurs dans ce qu’il définit comme une « étrange histoire », qui se déroule au milieu du XIXe siècle. Une jeune gouvernante est engagée par le tuteur de deux jeunes orphelins, Miles et sa petite sœur Flora, à la condition imposée de s’occuper des enfants sans jamais faire appel à lui. Arrivée au manoir de Bly, dans l’Est de l’Angleterre, et secondée par l’intendante de la maison, Mrs Grose, la jeune gouvernante soupçonne rapidement qu’un mystère habite cette imposante demeure campagnarde : les fantômes de deux anciens domestiques, Peter Quint et Miss Jessel, reviennent hanter l’innocence des enfants qui, sous leur influence, semblent céder à l’attirance des ténèbres. La gouvernante luttera jusqu’à la catastrophe finale – mort ou libération de Miles ? – pour sauver les enfants de l’envoûtement.
Les personnages et leur voix
- le narrateur, ténor
- la jeune gouvernante, soprano
- Miles, garçon soprano
- Flora, sœur de Miles, soprano
- Mrs Grose, intendante, soprano
- Peter Quint, fantôme, ténor
- Miss Jessel, fantôme, soprano
Fidèle au texte d’origine, Britten choisit des voix appartenant uniquement au registre aigu. De fait, les personnages masculins sont presque absents de la nouvelle : le tuteur des enfants (absent dans l’opéra) n’apparaît que dans le 1er chapitre, Miles est un enfant et Peter Quint un fantôme que tous ne voient pas. Ainsi, la première voix d’homme dans l’opéra se fait entendre à la scène 8 de l’Acte I, à mi-parcours de l’œuvre, lorsque Peter Quint appelle Miles durant la nuit… Ces deux personnages ont cependant une importance déterminante dans le récit, leur relation (réelle ou fantasmée) avec la gouvernante orientant la progression du drame. Peter Quint est également le seul personnage apparaissant dans un interlude, avec des chuchotements qui entretiennent le mystère.
Le langage musical
Comment parvenir à traduire, dans une œuvre musicale, la duplicité et l’équivoque sous-tendant la nouvelle de James – qui possède qui, finalement ? Comment incarner les fantômes, muets dans l’œuvre d’origine, sans amoindrir la richesse des interprétations possibles du récit ? Tel est le défi à relever pour Britten et sa librettiste, conscients de l’enjeu : Nous n’avions pas la moindre intention d’éclairer ou d’expliciter James par le biais de l’opéra. Il nous importait seulement de faire revivre son œuvre sous une autre forme
, déclare le compositeur[3].
La variation
Britten emploie sa technique de composition favorite, la variation, et conçoit 15 métamorphoses d’une mélodie fondamentale – le « thème de l’écrou » – reliant les 16 scènes entre elles. Cette architecture circulaire est la transcription musicale de la métaphore de l’écrou psychique se resserrant jusqu’au paroxysme de la tension. J’avais la sensation horrible et sournoise que le titre original de Henry James décrivait exactement le plan musical de l’œuvre
, écrit Britten[4]. L’opéra progresse ainsi de variation en variation, traversant une grande diversité de formes (nocturne, fugue, marche militaire, passacaille, etc.)
Le thème de l’écrou utilise 12 sons différents, soit la totalité des notes d’une gamme. Il émerge du grave dans un crescendo inquiétant et progresse vers l’aigu par paliers réguliers (intervalles de quartes et de tierces), symbolisant la spirale tournant sans fin sur elle-même.
Ces 12 notes servent aussi de base – ou tonalité – aux 16 scènes de l’opéra : leur progression traduit l’enfermement inéluctable des personnages. La note la est l’axe de l’opéra, son point de départ et d’arrivée. Dans l’acte I, l’évolution est ascendante jusqu’à la note la bémol, et les tonalités principalement majeures ; tandis que dans l’acte II, miroir du premier, le parcours est descendant jusqu’au retour à la note la, et les tonalités plus souvent mineures.
Les apparitions du thème de l’écrou combinées avec les notes la (associée à la gouvernante) ou la bémol (associée à Peter Quint), permettent à l’auditeur de repérer les croisements entre le monde réel et celui du fantastique.
Emblèmes musicaux
Britten élabore des emblèmes musicaux, ensemble d’éléments sonores (mélodie, rythme, instrument, tonalité, etc.) correspondant à une idée ou à un sentiment.
C’est le thème de l’écrou qui donne naissance à ces « motifs conducteurs ». Pour créer des repères chez l’auditeur et, tout à la fois, ouvrir l’éventail des sens possibles et brouiller les certitudes, Britten répète, dissimule et entrelace ces motifs, qui finissent par se contaminer.
Le motif associé à la présence et à l’influence de Peter Quint est un signal de 3 notes au célesta, utilisant les mêmes intervalles (tierce et quarte) que le thème de l’écrou.
Le motif qui traduit la souffrance intérieure de Miles est celui de sa chanson triste « Malo », dont le sens est multiple. C’est cette mélopée qui clôt l’opéra.
Le motif du doute et des hésitations de la gouvernante devient, dans l’acte II, celui de la volonté corruptrice de Peter Quint. Son rythme est souvent modifié.
Personnification des parties vocales
Britten personnifie les parties vocales. Le fantôme de Peter Quint chante des vocalises aux courbes sinueuses et au pouvoir envoûtant, proches de l’incantation. Il est souvent accompagné de la harpe, du célesta et du glockenspiel qui créent un monde à part, celui du surnaturel. Les deux enfants sont matérialisés vocalement par des mélodies simples, évoquant le chant grégorien ou les Carols de Noël, ainsi que par des chansons enfantines traditionnelles (Lavender’s Blue, Tom, Tom, the Piper’s Son). Britten utilise deux autres procédés récurrents : l’écriture en canon, qui révèle leur complicité, et la parodie (par exemple celle du Benedicite, chantée à la scène 2 de l’Acte II) renforçant les doutes sur leur candeur…
Avec une grande sobriété dans l’écriture et les moyens instrumentaux, qui constitue l’une de ses marques de fabrique, Britten donne à la musique un rôle décisif : préserver toute la subtilité du texte littéraire en créant un climat d’inquiétude au croisement du réel et du rêve.
Zoom sur...
Acte I, scène 4 : La tour
La gouvernante se promène dans les environs du manoir et s’extasie sur leur beauté : la quiétude est évoquée par la flûte, dont les notes répétées, trilles et arabesques imitent le chant des oiseaux.
La jeune femme se remémore les craintes éprouvées à son arrivée, louant à présent sa sérénité retrouvée, quand elle aperçoit un inconnu en haut de la tour. Son air, très lyrique, est soudainement interrompu par le motif insistant de 3 notes signalant la présence de Peter Quint, au célesta. La tonalité de la bémol, associée à Quint, se substitue brutalement à la précédente.
De nouveau fébrile, la jeune femme s’interroge en répétant inlassablement : « Who is it ? Who ? ». Le tempo s’accélère, et la flûte et le hautbois se joignent aux questions répétitives et nerveuses de la jeune femme, sur un intervalle de quarte (issu du thème de l’écrou) figurant la peur.
Acte I, Variation IV et scène 5 : La fenêtre
L’atmosphère change avec la quatrième variation, une parodie de marche militaire émaillée de pizzicatos grinçants aux cordes, tandis que la contrebasse et le piano font entendre une transformation appuyée et disloquée du thème de l’écrou.
La scène 5 se compose de quatre sections. Elle s’ouvre sur les deux enfants jouant avec un cheval de bois, dans le salon du manoir. La marche de la variation précédente sous-tend la comptine populaire qu’ils entonnent : Tom, Tom, the Piper’s Son. Les couplets s’élèvent progressivement vers l’aigu, figurant leur joie et leur naïveté, l’insouciance avant la catastrophe.
Les enfants sortis, Peter Quint reparaît à la fenêtre, annoncé par le célesta. Le motif de la peur, apparu dans la scène précédente, envahit l’orchestre. La gouvernante s’empresse de raconter l’événement à Mrs Grose. Elle lui décrit l’individu au cours d’un récitatif affolé utilisant l’intervalle de quarte du thème de l’écrou et doublé par les cordes en pizzicatos.
La troisième section montre le désarroi et l’accablement de Mrs Grose, qui identifie dans le portrait le défunt valet Peter Quint. Son interrogation pathétique (« Dear God, is there no end ? ») glisse lentement vers le grave.
Sur des imitations serrées des cordes, Mrs Grose évoque Peter Quint le corrupteur. L’annonce de sa mort, psalmodiée dans un triple piano, provoque un choc chez la gouvernante : l’orchestre perd peu à peu ses couleurs…
Au cours d’une dernière section, la jeune femme exprime sa volonté de sauver les enfants de l’influence des revenants. Le tempo s’accélère, l’orchestration se densifie : le labyrinthe dans lequel s’enferme petit à petit la gouvernante prend forme. Son chant reprend alors le motif du doute, dans la tonalité de la bémol majeur associée à Peter Quint.
Sources principales
- Xavier DE GAULLE, Benjamin Britten ou l’impossible quiétude, Actes Sud, 2013
- Britten, Le Tour d’écrou, Owen Wingrave, Avant-Scène Opéra n° 173
- Henry JAMES, Le Tour d’écrou, Livre de Poche Classiques, 2014
- Le Tour d’écrou, programme de L’Opéra National de Lyon, 1996
- Guide de l’opéra, Fayard, 1995
- CD : Benjamin Britten, The Turn of the Screw, Mahler Chamber Orchestra, Daniel Harding
- DVD : The Turn of the Screw, Art Haus Musik, 1990
- Partition : The Turn of the Screw op. 54, Boosey & Hawkes
Références des citations
Auteure : Hélène Schmit