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Lee Konitz (1927-2020)
Carrière multiple, irréductible, imprévisible, le cheminement de Lee Konitz dans le jazz prend les apparences d’une longue pérégrination intercontinentale jalonnée d’innombrables rencontres et d’expériences plus ou moins suivies (certaines historiques dans l’évolution de la musique) qui alimentent son inspiration et ont contribué à insensiblement faire évoluer son style. Ce nomadisme musicien, qui le fait échapper aux logiques mercantiles et donne à sa carrière une allure des plus sinueuses, aura peut-être masqué la grande originalité de ses conceptions – reconnue, certes, à ses débuts, mais souvent obscurcie depuis par ce goût pour l’échange, le renouvellement permanent de ses associations et une œuvre éclatée, fragmentée en de multiples enregistrements réalisés à toutes les époques et dans tous les pays.
Auprès de Lennie Tristano
Né le 13 octobre 1927 à Chicago (Illinois, États-Unis), inspiré par l’exemple de Benny Goodman et enthousiasmé par les big bands de l’ère swing qu’il entend à la radio, Lee Konitz débute par la clarinette qu’il étudie avec un musicien de l’orchestre symphonique de Chicago. Adolescent, il adopte le saxophone ténor puis l’alto, et suit l’enseignement du pianiste Lennie Tristano qui lui inculque le goût de la discipline. Engagé par Jerry Wald à l’âge de seize ans, il intègre ensuite en 1947 l’orchestre de Claude Thornhill dont la composition et le répertoire préfigurent l’esprit du courant cool auquel Konitz sera étroitement attaché dès son installation à New York : il joue au Royal Roost au sein du nonet constitué par Miles Davis, Gerry Mulligan et Gil Evans dont les enregistrements seront publiés sous le titre de Birth of the Cool. Parallèlement, il renoue avec Lennie Tristano et travaille en compagnie d’un autre de ses disciples, le saxophoniste ténor Warne Marsh avec lequel il réalise ses premières séances (1949). Appliquant les préceptes du maître, les deux saxophonistes développent en parfaite sympathie un art contrôlé du contrepoint (fluide au plus haut point et d’une mise en place parfaitement exacte), de longues improvisations aux lignes serpentines sans précipitation ni emphase, portées par une sonorité diaphane, sans vibrato ni harmonique, à l’opposé de celle de Charlie Parker, dont Konitz – tout en reconnaissant l’avoir attentivement écouté – est, parmi les altistes de sa génération, le premier à véritablement se démarquer. Si du Bird, en effet, il admire le génie, il n’adopte pas le be-bop comme religion. Son goût pour les démarquages de standards et l’exploration des ouvertures harmoniques débouchent, auprès de Tristano, aux premières expériences de jazz libre avant l’heure (Intuition, 1949). Déterminante dans sa carrière, cette période de l’œuvre de Lee Konitz est sans doute la plus influente : elle est, en tout cas, immédiatement perceptible chez les altistes de la West Coast, de Paul Desmond à Art Pepper qui apparaissent sur la scène à cette époque. Bien que de courte durée, l’association avec Lennie Tristano trouvera des prolongements à l’occasion de retrouvailles ponctuelles avec le pianiste et certains de ses principaux élèves (Marsh, Sal Mosca, Ronnie Ball, Peter Ind, Al Levitt, Billy Bauer, Ted Brown…).
Des engagements sporadiques
Au terme d’une année dans les rangs de l’orchestre de Stan Kenton en 1952-1953, Konitz débute une carrière free-lance dont le déroulement est impossible à retracer. Hormis un second passage chez Kenton le temps d’une tournée où il partage la vedette avec Charlie Parker sur des arrangements de Bill Holman (1953), son parcours est désormais fait d’engagements ponctuels et de groupes éphémères, au gré des sollicitations, des déplacements et des calendriers. Il est en Californie avec Gerry Mulligan, fait plusieurs voyages en Europe et joue périodiquement avec différents « Tristaniens », tout en maintenant une activité phonographique relativement abondante (pour Atlantic puis Verve). Au début des années 1960, cependant, Lee Konitz disparaît de l’actualité musicale. Installé en Californie, il donne des cours par correspondance et ne joue que sporadiquement.
Une nouvelle carrière protéiforme
Son retour est marqué en 1964 par un engagement au Half Note de New York avec Tristano, prélude à une carrière qui sera, dès lors, protéiforme et continuellement mobile. Partageant son temps entre l’Europe et les États-Unis, s’essayant à tous les contextes, côtoyant l’avant-garde et les vétérans, insensible aux modes, enchaînant inlassablement les collaborations, enregistrant abondamment sous des étiquettes diverses, fréquentant les scènes des festivals autant que les clubs secondaires. Son chemin croise ainsi ceux de Jim Hall, Chet Baker, Martial Solal, Anthony Braxton, Bill Evans, Charles Mingus, Dave Brubeck… manifestant des qualités d’improvisateur remarquables quels que soient ses interlocuteurs. Dans ce défilé d’associations plus ou moins éphémères, la constitution par le saxophoniste d’un nonet (1977-1979) est remarquable, tout comme son goût pour les duos, suivis ou ponctuels, notamment avec les pianistes (Martial Solal, Harold Danko, Gil Evans, Michel Petrucciani, Enrico Pieranunzi, Cesarius Alvim, Franco D’Andrea, Kenny Werner, Alan Broadbent, Stefano Bollani…). Il y manifeste sa prédilection pour l’exercice du contrepoint spontané et l’exploration des standards sur lesquels son inspiration semble inépuisable. Cette aptitude à manifester de la fraîcheur sur un matériau éprouvé tend à en faire un invité de choix pour les rencontres impromptues (à l’image du trio avec Brad Mehldau et Charlie Haden en 1996). Mais Konitz est également l’objet de la sollicitation d’arrangeurs qui conçoivent des partitions au centre desquelles ils placent son saxophone alto : Pierre Blanchard (1986), Alain Guyonnet (en big band en 1990), le Metropole Orchestra (1992), Ohad Taylor (sur des adaptations d’œuvres impressionnistes françaises), certains faisant le choix, tels Mark Masters (en 2002) ou François Théberge (en 2003), de proposer à l’altiste d’interpréter un florilège de ses propres compositions ou de thèmes qu’il a marqués de son empreinte au fil d’une carrière d’une impressionnante étendue, saluée en 1992 par la remise du Jazzpar Price.
Lee Konitz est décédé le 15 avril 2020.
Auteur : Vincent Bessières