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Le cas LaFaro
Une dextérité inédite
Le milieu des années 1950 accueille l’arrivée d’un contrebassiste qui, comme l’avait fait Jimmy Blanton, provoque une nouvelle révolution : Scott LaFaro (1936-1961). Sa nouveauté mérite, à bien des égards, d’être considérée comme révolutionnaire car elle s’applique à plusieurs niveaux : la virtuosité, les techniques de jeu, l’ampleur de l’ambitus, l’élargissement de la conception harmonique, le son, la manière d’aborder l’accompagnement, la place et le rôle fonctionnel du contrebassiste dans un groupe de jazz. Un des aspects caractéristiques de Scott LaFaro a trait à la dextérité exacerbée qu’il pratique grâce, entre autres, au rapprochement des cordes par rapport à la touche, ce qui autorise une vélocité manifestement accrue. Sa rapidité d’exécution n’est jamais utilisée au détriment des harmonies. Elle est au service de ses idées et de ses conceptions musicales. Cette virtuosité est mesurable au travers des différentes techniques de jeu utilisées par Scott LaFaro, peu fréquentes dans le jeu des contrebassistes jusque-là. On remarque, par exemple, qu’il utilise assez fréquemment les harmoniques, ainsi que les accords de deux sons comprenant, outre la fondamentale, soit la quinte soit la dixième. Scott LaFaro s’approprie rapidement toute la tessiture proposée par l’instrument (et même davantage grâce à l’emploi des harmoniques) et navigue tout au long de son manche, alternant des passages plutôt aigus au début de solos piano, ou graves lorsqu’il effectue des pédales et utilisant un ambitus très large pendant ses propres solos.
Des conceptions renouvelées
Harmoniquement, LaFaro aspire au progressisme mais se refuse à faire table rase de l’héritage harmonique – contrairement aux tenants du free jazz, qui refusent ce dernier, exerçant souvent sur des bases spontanéistes. Au rejet pur et simple, LaFaro préfère l’élargissement. Celui-ci se fait par un déconditionnement des réflexes hérités de l’harmonie tonale, en passant par un travail théorique relevant d’une patiente discipline et non de clameurs spontanées. L’émancipation harmonique amenée par LaFaro ressort, par exemple, lors de l’utilisation fréquente d’accords de substitution et d’accords anticipés. En outre, le fait de jouer dans l’aigu de son instrument lui donne la possibilité de faire sonner des notes qui sembleraient étrangères si elles étaient jouées dans le grave. Ainsi, le nouveau matériau harmonique s’intègre parfaitement dans la musique, sans donner l’impression d’une rupture brutale avec ce qui avait été fait auparavant.
Les découvertes de LaFaro concernent aussi le son. Il a supprimé le besoin d’avoir un gros son continuellement, comme le proposait la tradition. Il a cherché à jouer avec plus de nuances, comme le faisaient déjà les autres instruments. Il pouvait aussi, selon les dires de Charlie Haden, avoir un son très large capable de soutenir un orchestre entier. Mais la plupart du temps, c’est lui qui demandait à ses partenaires de jouer piano, afin qu’il puisse utiliser la plus large des palettes sonores sans subir les inconvénients liés au volume de son instrument.
Sa manière d’accompagner rompt totalement avec la manière de la majorité de ses prédécesseurs. LaFaro avait acquis une fluidité qui lui permettait d’abandonner partiellement la walking bass et de phraser comme un instrument à vent. Il intervient donc rythmiquement et mélodiquement en ponctuant le discours, en répondant au pianiste ou au batteur, ou encore en les interrompant. Malgré les nombreuses interventions mélodiques et l’abandon de la walking bass continuelle, la clarté de la grille ressort très clairement grâce à sa très grande connaissance harmonique. Il en est de même pour le tempo : en dépit de la liberté rythmique qu’il prend, il garde parfaitement le tempo en lui. En d’autres termes, son jeu contrapuntique libère la basse des contingences du walking sans en renier les rôles harmonique, rythmique et mélodique.
Un soliste hors du commun
Les nombreuses interventions de LaFaro le placent en avant dans le trio et lui octroient une position inhabituelle pour un bassiste. Il (contre)chante d’égal à égal avec le pianiste et remet ainsi en cause la place attribuée jusque-là à chaque membre. La maturation du jeu de LaFaro a été possible grâce à l’environnement établi par ses partenaires au sein du trio de Bill Evans. Ainsi, la sobriété et le jeu très épuré du pianiste, que l’on constate dans son utilisation impressionniste des blocks chords, laissent davantage de place à LaFaro et lui permettent de dialoguer avec ce dernier. De son côté, Paul Motian utilise beaucoup moins la caisse claire et focalise son jeu sur les cymbales : le résultat correspond à un jeu plus léger. En outre, son sens polyrythmique et sa finesse offrent un cadre idéal pour que la basse se libère du four-to-the-bar, le walking à la noire. Il se crée ainsi un dialogue perpétuel entre les trois musiciens. Ces derniers ne se limitent pas à la fonction initiale liée à leur instrument, et prennent chacun leur tour (ou simultanément) le rôle de soliste ou d’accompagnateur. Ils peuvent aussi assurer la fonction d’accompagnateur tout en réalisant des motifs mélodiques plutôt caractéristiques d’une partie soliste. La particularité du trio de Bill Evans réside aussi dans l’équilibre mis en place entre les trois musiciens. Dans les trios précédents du même type, comme celui d’Art Tatum, de Nat King Cole et d’Oscar Peterson, la partie du pianiste reste dominante. Ce n’est pas le cas dans la collaboration entre Evans, LaFaro et Motian.
Le trio, cadre privilégié de la libération du walking
Les découvertes mélodiques de LaFaro influencent toute une école de contrebassistes, qui tentent d’exploiter davantage la tessiture aiguë en faisant preuve d’une virtuosité souvent impressionnante. Les fonctions rythmiques sont un peu mises de côté pour préférer un langage d’interplay (interaction) avec les autres musiciens du groupe. La walking bass n’apparaît plus que sporadiquement, laissant la place à un contre-chant perpétuel qui s’exprime à l’aide de motifs mélodiques. Red Mitchell (1927-1992), qui a déjà emprunté cette voie à l’époque de Scott LaFaro, est suivi par Gary Peacock (1935-2020) qui l’approfondit considérablement, évoluant dans ce sens aux côtés du pianiste Paul Bley mais, surtout, au sein du trio de Keith Jarrett à partir de 1977.
Incontestable représentant de cette école, NHOP (1946-2005) (Niels-Henning Orsted-Pedersen) affectionne néanmoins les quatre noires par mesures et sait conserver une walking bass solide pendant l’accompagnement. Au sein de cette école, certains possèdent un son électrique large, tel Marc Johnson (1953-....), qui développe une grande aisance dans le registre le plus aigu de l’instrument, alors que d’autres préfèrent un son plus élastique et un peu plus proche de l’acoustique, à l’image de Miroslav Vitous (1947-....), John Patitucci (1959-....), Larry Grenadier (1966-....) ou encore, en France, Michel Benita (1959-....) et le grand Jean-François Jenny-Clark (1944-1998). Au cours de leurs solos comme pendant l’accompagnement, tous ces contrebassistes privilégient le registre aigu, en démontrant, à l’instar de Vitous, une grande aisance et une technique à toute épreuve. Une grande partie des contrebassistes que l’on retrouve dans ce courant ont succédé à LaFaro dans le trio de Bill Evans (Gary Peacock de 1961 à 1966, Eddie Gomez (1944) de 1966 à 1977, Marc Johnson de 1977 à 1980, date du décès de Bill Evans).
Cependant, le son essentiellement acoustique de LaFaro n’est pas souvent conservé, ses héritiers préférant un son plus amplifié. Le courant jazz-rock revendique à l’extrême cette amplification de la basse et naît ainsi un instrument hybride, qui permettra de jouer dans la tessiture de la contrebasse avec le volume sonore de la guitare électrique : la guitare basse (ou basse électrique). Stanley Clarke (1951-....), qui peut être reconnu comme un héritier de LaFaro, est aussi un fervent représentant du jazz-rock. Et, effectivement, il pratique avec aisance la contrebasse et la guitare basse.
Le free jazz
Hors de l’harmonie fonctionnelle
Au cours des années 1960, se forme un nouveau courant, auquel on donne alors les noms de « New Thing », « New Music » ou encore « Free Jazz ». On assiste alors à un éclatement du be-bop/hard bop en une multitude de directions. Bien qu’il soit difficile de les regrouper en une seule définition, les différentes musiques engendrées se distinguent avant tout par la volonté de libérer le discours des contraintes traditionnelles du jazz, autant commerciales qu’esthétiques. Conséquence de ce désir libertaire, la remise en question du rôle des instruments dans le groupe place la contrebasse dans une position d’improvisateur, au même titre que les autres instrumentistes. Chez Ornette Coleman, Albert Ayler ou Cecil Taylor, la présence de deux contrebassistes (Charlie Haden et Scott LaFaro chez le premier, Alan Silva et Bill Folwell chez le second) confirme que le bassiste peut endosser plusieurs fonctions au sein du groupe : l’un tient des notes longues à l’archet pendant que le second égrène les notes en pizzicato. La walking bass est abandonnée en tant que strict soutien rythmico-harmonique du groupe car l’improvisation n’est plus basée sur un canevas harmonique déterminé. Pourtant, l’absence de repère créée par cette liberté totale incline certains musiciens à en fixer arbitrairement : quelques points de rassemblement, des centres tonauxnote pivot autour de laquelle les musiciens s’appuient momentanément, et pour le contrebassiste, un besoin d’exprimer une pulsation et d’utiliser fréquemment le système des pédales harmoniques. Libéré des logiques de l’harmonie fonctionnelle, le jeu des contrebassistes prend, par rapport aux solistes, une dimension plus interactive.
Héritage noir et émancipation blanche ?
On constate que les bassistes noirs, tels Henry Grimes (1935-2020), Lewis Worrell (1934-....) ou Malachi Favors (1937-2004), restent les plus attachés aux fonctions graves et dynamiques de l’instrument, demeurant dans un rôle fondamental en fournissant aux orchestres énergie, densité sonore (grâce à l’archet), assise et profondeur. À l’exception de Charlie Haden (1937-2014), ils s’opposent aux bassistes blancs – Gary Peacock (1935-2020), David Izenzon (1932-1979), Barre Phillips (1934-....), Alan Silva (1939-....) – marqués par l’influence de LaFaro, qui recherchent l’amplitude et la liberté de lignes très mobiles et prolixes, qui témoignent d’un attrait certain pour la virtuosité et, également, d’une aspiration à l’expérimentation visant à élargir le champ expressif de la contrebasse. La plupart sont loin, cependant, d’être réductibles à leur seule implication au courant du free jazz.
Parmi les contrebassistes qui se sont appropriés l’héritage de ce free jazz des années 1960, on peut citer William Parker (1952-....) dont le jeu réhabilite la technique du slap, Peter Kowald (1944-2002) ou encore Paul Rogers (1956-....) qui fait partie des « transfuges » entre la musique improvisée et la création contemporaine, genres avec lesquels il partage une palette d’effets obtenus selon des techniques non-orthodoxes : exploration des harmoniques, production de notes par percussion des cordes, usage abondant de l’archet, jeux sur la caisse, recours à l’électronique…
L’influence du free jazz est aussi significative d’une transformation des instruments outre la transfiguration de leur usage. Le contrebassiste Paul Rogers joue, par exemple, sur une contrebasse à six cordes avec cordes sympathiques, c’est-à-dire qui résonnent uniquement par la vibration de la table générée par d’autres cordes frottées, pincées ou frappées.
Auteure : Hélène Balse