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Une préhistoire obscure
À l'instar des autres instruments, l'histoire du piano dans le jazz est une affaire d'individualités exceptionnelles, chaque musicien apportant sa contribution à l'évolution de l'ensemble. Aux origines du jazz, cet instrument est quelque peu marginalisé en raison du prix exorbitant que son achat représente. Il n'apparaît évidemment pas dans ces musiques de labeur que sont les work songs, ni dans le blues des descendants d'esclaves. Souvent chantés a cappella, les spirituals sont tout de même parfois accompagnés à l'orgue dans les églises. Au XIXe siècle, le piano n'a pas non plus sa place dans les ensembles itinérants qui parcourent le territoire américain et qui, pour survivre, doivent se déplacer rapidement. Contraint à l'immobilisme, le piano n'est cependant pas écarté de l'ascension irrésistible du courant noir américain émergent. Nous n'avons pas de sources définitives quant à l'apparition et l'évolution des premiers pianistes de jazz. Toutefois, on peut supposer que l'impulsion fut donnée par certains Blancs en apprenant à quelques affranchis créoles à lire la musique et à jouer du piano. Pour les propriétaires blancs, cela représentait la possibilité d'une animation peu coûteuse. Le piano, qui était très répandu dans la société dominante, remplissait, et pour longtemps encore, la fonction de notre poste de radio, seul moyen de diffusion musicale privé. L'apparition du piano mécanique en 1901 contribue encore davantage à installer l'instrument dans ce rôle : un grand nombre de pianistes ont réalisé eux-mêmes des rouleaux perforés reproduisant leurs œuvres. Lisant les partitions, les musiciens de couleur jouent des musiques à la mode, de la musique « classique », des airs de danses, etc. Ils s'imprègnent ainsi peu à peu du répertoire et de la technique de l'instrument. Mais tous connaissent aussi la musique populaire de la rue, celle qui, enfants, les a imprégnés. Lentement, après sans doute de nombreux essais et tâtonnements, quelques artistes aboutissent vers 1890 aux expériences convaincantes du ragtime.
Le ragtime
Élaboré par une petite partie de la communauté noire ayant eu accès à la culture blanche et sachant lire la musique, ce style constitue l'une des origines du jazz. On peut voir en Louis Moreau Gottschalk (1829-1869) un lointain ancêtre. Ce créole virtuose composa en effet des pièces de concert où il tente de retranscrire les rythmes syncopés et les mélodies entendues près du Congo Square de La Nouvelle-Orléans, sa ville natale. Des morceaux pour piano solo comme Bamboula (danse nègre) op. 2 (1844-1845) ou Le Bananier (chanson nègre) op. 5 (1845-1846) ne sont pas assimilables, cependant, au jazz. Le ragtime est issu plus directement de marches et de danses comme le cake-walk, jouées par les ensembles de plein air. Les orchestres n'ayant pas besoin de pianistes, ces derniers se produisaient partout ailleurs : dans les bars et les saloons, dans les maisons de passe et de divertissement public. Appelés « professors », ils inaugurent le fait que les pianistes sont souvent considérés comme les plus complets des musiciens, maîtrisant tous les registres du rythme et de la polyrythmie, de l'harmonie et de la mélodie, du solo et de l'accompagnement, marqués par un certain goût pour la virtuosité et l'art de l'ornementation.
Du point de vue technique, quelques caractéristiques définissent bien le ragtime. En premier lieu, tout est écrit. Selon Scott Joplin, le plus fameux des compositeurs du genre, le pianiste doit jouer strictement la partition, dans un tempo modéré. De la fréquentation du répertoire romantique, notamment Chopin et Liszt, les interprètes du ragtime conservent, dans une certaine mesure, un emploi subtil de la pédale harmonique. Tout comme l'alternance d'une basse sur les premier et troisième temps avec un accord sur les deuxième et quatrième temps, appelée « pompe », que les compositeurs romantiques avaient abondamment utilisée. Au-dessus de la pompe, la main droite exécute des mélodies syncopées, créant ainsi une polyrythmie par le déplacement des accents (d'où son nom de ragged time, « temps déchiré ») d'une division fugitive, souvent à trois temps, dans des mesures à quatre temps binaire, issues en partie des polkas des rythmes militaires, mais aussi des marches d'un Schubert par exemple. Les appuis se font donc sur les premier et troisième temps (tendance qui s'inversera comme on le sait). Le ragtime reprend les harmonies de la littérature du XIXe siècle. Enfin, la forme très définie est divisée généralement de la façon suivante : une introduction (non obligée) précède parfois une suite de quatre thèmes AABACD (rarement cinq), avec une ou deux transitions.
Les écoles du ragtime
On considère habituellement qu'il y eut quatre écoles de ragtime. D'abord, celle de Sedalia (Missouri) où vécut Scott Joplin (1868-1917). C'est lui qui a en quelque sorte codifié le ragtime. S'il n'a édité que trente-trois ragtimes, rappelons que son célèbre Maple Leaf Rag, publié en 1899, se vendit à 75 000 exemplaires, ce qui en fit le premier succès de l'histoire du jazz.
L'école de Saint-Louis est moins connue, malgré un représentant comme Louis Chauvin (1881-1908). Il y eut aussi le courant venu de Harlem, avec le grand Eubie Blake (1883-1983) et son vertigineux Charleston Rag par exemple, mais on verra plus loin que les pianistes de New York vont évoluer dans une nouvelle direction : le stride. Définitivement lancé, le genre voit une « école » émerger à La Nouvelle-Orléans représentée notamment par le créole Jelly Roll Morton (1885-1941), de son véritable nom Ferdinand Joseph Lamenthe ou Lamothe. Il est le premier pianiste connu à avoir improvisé sur des thèmes rag. De ce fait, il se distingue comme pionnier par une grande richesse mélodique portée par une approche plus libre. Il devient l'un des précurseurs du jazz, notamment en jouant stomp (rythme élevé), ce qui entraîne la disparition du ragtime pur. Toutefois, derrière les différentes musiques interprétées par les pianistes (blues, stomp, ou plus tard le stride) on pourra toujours déceler très fréquemment le ragtime en arrière-plan. Le ragtime eut aussi des conséquences sur la musique de tradition savante européenne, avec des pièces comme Le Petit Nègre (vers 1909) et le Golliwogg's Cake-walk du Chidren's Corner (1906-1908) de Claude Debussy, Le Piccadilly (1902) d'Erik Satie ou le Ragtime (1918) et le Piano-Rag-Music (1919) d'Igor Stravinski.
Entre deux mondes : Jelly Roll Morton
Premier grand pianiste du style Nouvelle-Orléans, « Jelly Roll » fait entrer le piano dans l'orchestre de jazz louisianais en opérant la synthèse de l'improvisation collective, de l'improvisation individuelle et de l'écriture sans brider les solistes au sein d'arrangements parfois très élaborés. On peut d'ailleurs voir dans son style pianistique un reflet de l'orchestre néo-orléanais. Sa main gauche fait de petites conduites de voix (proche des lignes de tuba et de trombone) tout en poursuivant généralement une pompe moins systématique que dans le ragtime, qui comprend des arrêts, des syncopes ou des brisures rythmiques. On décèle même des rythmes latins comme la habanera dans Spanish Swat (1938). Quant à sa main droite, elle peut jouer le thème avec le cornet, mais aussi faire des fioritures (trémolos, trilles, etc.) rappelant la clarinette. C'est aussi un harmoniste fin et subtil qui aime à trouver des enchaînements personnels. Il eut par exemple une tentative modale avec Jungle Blues (1927) qui ne change pas de degré. Au sein des Red Hot Peppers, ses musiciens s'arrêtent pour laisser le piano jouer en solo. Cette habitude vient moins d'un désir d'arrangement que des possibilités limitées des enregistrements puisqu'il fallait pouvoir entendre le piano couvert autrement par l'orchestre. Enfin, il a composé de beaux morceaux comme The Pearls (1923), King Porter Stomp (1926), Black Bottom Stomp (1926) ou l'hilarant Hyena Stomp (1927).
Auteur : Ludovic Florin