Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / Le piano dans le jazz : l’école du stride
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Un art né à Harlem
Au cours des années 1910, le courant new-yorkais engendre une nouvelle forme de pianisme que l'on nomme stride. De façon très imagée « to stride » signifie marcher à grandes enjambées à l'exemple du déplacement incessant de la main gauche. Sorte de ragtime modernisé, le stride conserve la pompe mais en remplaçant peu à peu le binaire par une division ternaire du temps. Il s'est développé dans le quartier de Harlem lors de piano contests ou cutting contest, joutes pianistiques qui consistaient à s'affronter sur un même thème dans le tempo le plus élevé possible sans jamais perdre de précision rythmique. Une dizaine d'années plus tard, pour être admis dans le cercle des contests, il fallait savoir jouer Carolina Shout (1921) de James P. Johnson grand spécialiste du stride. Techniquement, la main gauche continue donc de faire la pompe, mais les bons musiciens font quelques enchaînements de dixièmes parallèles au sein de subtils décalages rythmiques. La main droite, très virtuose (tierces, sixtes, etc.) accorde une place toujours plus grande à l'improvisation. Cependant, le stride ne se targuera jamais d'être une musique savante et se positionnera constamment comme musique de divertissement. Ce style aura une longue pérennité : jusqu'aux années 1940, il sous-tend le jeu des pianistes et, au-delà, constitue encore un des aspects techniques que tout spécialiste doit maîtriser. On en retrouve trace chez des personnalités comme Thelonious Monk, Jaki Byard, Hank Jones et même Keith Jarrett.
Principaux spécialistes
Après Eubie Blake le précurseur, James Price Johnson (1894-1955) est le premier pianiste important de Harlem. Il possède un toucher subtil acquis par la pratique de la musique savante occidentale (il a étudié avec un élève de Rimski-Korsakov). Il peut aussi avoir une conception orchestrale du piano en exploitant toutes les octaves du clavier. À ce grand sens des nuances s’allie une liberté rythmique absolument contrôlée, avec une main droite volubile, en dessous de laquelle la main gauche peut jouer la pompe traditionnelle ou des finesses telles que la figure « deux basses – un accord – une basse » rendue célèbre dans Carolina Shout. Il restera longtemps le champion incontesté des contests.
Willie « The Lion » Smith (1897-1973), peut-être surnommé ainsi pour ses rugissements lors des assauts dans les tranchées de France, est une autre figure emblématique. Sa main gauche pouvait jouer plus vite que celle de James P. Johnson. Lui aussi fait référence à la musique « classique ». Il donnera ainsi une version stride de la Grande Polonaise de Chopin (1944). On décèle également une sophistication mélodique proche d’une certaine esthétique française du début du XXe siècle mais avec une main gauche qui swingue, comme dans le délicieux Echoes of Spring (de 1935, en 12/8 et qui s’éloigne du stride au sens strict).
Thomas « Fats » Waller (1904-1943) porte le stride à un premier point d’accomplissement. Cet élève de James P. Johnson a le don de réussir à transformer le matériel musical le plus banal en une œuvre charmante et intéressante grâce, notamment, à une assise rythmique inébranlable pénétrée de swing. Sa main gauche couvrait près d’une octave et demie et fut l’une des plus puissantes du jazz traditionnel. S’il avait un sens exceptionnel du spectacle ainsi qu’une énergie communicative à l’humour décapant, il rêvait d’interpréter des pièces romantiques au Carnegie Hall. Compositeur du fameux Honeysuckle Rose (1934) ou de Ain’t Misbehavin’ (1929), il introduisit l’orgue dans l’instrumentation du jazz.
Auteur : Ludovic Florin