Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / Le piano dans le jazz : tendances depuis les années 1980
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Un retour progressif à l'avant-scène
Dominées par les synthétiseurs et marquées par l'apparition des claviers électriques (Fender Rhodes, Wurlitzer...) auxquels s'essayent certains pianistes dans des contextes de jazz influencés par le rock et le funk, les années 1970 ne sont guère propices à des évolutions notables concernant le piano dans le jazz. En dehors de son penchant pour les musiques latines, il ne trouve sa place ni dans la fusion et ses emprunts exotiques, ni dans le jazz-rock où il peut difficilement rivaliser avec les sonorités proposées par les synthétiseurs. Seule la redécouverte d'une partie des anciens maîtres du swing (Teddy Wilson, Earl Hines, Jay McShann) voire un revival du ragtime (Eubie Blake) et le retour progressif du jazz acoustique marqué par le groupe Eastern Rebellion du pianiste Cedar Walton ou les tournées du quintette VSOP provoquées par Herbie Hancock ramènent l'instrument sous les projecteurs à l'aube des années 1980.
Depuis une vingtaine d'années, trois tendances se dégagent quant à l'attitude des pianistes à l'égard de l'histoire du piano dans le jazz : un conservatisme qui emprunte à une tradition désormais fort riche les modalités de son expression ; la recherche de nouveaux modes de jeu ; un compromis entre innovation et héritage visant d'abord à favoriser l'expression individuelle.
L'apparition d'un néo-classicisme
Il y a toujours eu (et il y aura toujours) des musiciens qui refuseront leur époque, ayant une admiration et une nostalgie pour les musiques faites dans le passé. Il faut rappeler que les années 1980 et 1990 voient disparaître un très grand nombre des grandes légendes du jazz. Si une certaine nostalgie explique le mouvement revival, qui n'est pas exempt d'académisme, celui-ci est aussi le signe d'un effort de légitimation incarné par Wynton Marsalis. Mais, ce qui est intéressant en jazz, c'est que le langage utilisé a beau être emprunté à un style ancien, ces musiciens qui choisissent de rester dans la « tradition » apportent quelque chose d'inédit puisque leurs improvisations sont personnelles et ne tombent pas dans la reproduction littérale. Citons les pianistes Benny Green (1963-....), Eric Reed (1970-....) ou Marcus Roberts (1963-....) comme des exemples de ce néo-classicisme essentiellement américain.
Entre modernité et tradition
D'autres pianistes naviguent entre modernité et tradition, comme cela a été évoqué plus avant avec Chick Corea (retour à la tradition modale avec son New Trio), Herbie Hancock (à la pointe de la dernière mode électro-jazz sur son disque Future 2 Future), mais aussi Joey Calderazzo (1965-....), voire Kenny Werner (1952-....), Richie Beirach (1947-....) ou Don Grolnick (1947-1996) qui opèrent des synthèses personnelles d'un grand nombre d'influences.
Assimilation et originalité individuelle
D'un autre côté, il y a des pianistes qui sont dans la continuation d'une esthétique plus jazz, qui reprennent des standards mais en cherchant à aller plus loin, ou plutôt dans une autre direction. C'est le cas de Brad Mehldau. Dans ses disques Art of Trio, on peut entendre l'importance mélodique qu'il donne à sa main gauche jouant souvent en contrepoint de la main droite. Il tente d'assimiler le langage romantique et moderne de la musique savante occidentale, en une véritable symbiose des langages. Citons également pour ce dernier point Uri Caine (1956-....). Chez ces deux pianistes, on observe une parfaite maîtrise des mesures impaires (5/8, 7/8, 11/8, etc.), rythmiques nouvelles dans le jazz, que tout jeune jazzman doit dorénavant dominer. Ce qui frappe à l'audition des plus récentes générations, c'est justement cette profonde connaissance des styles qui les ont précédés, et la façon dont ils intègrent des éléments de différents vocabulaires, simultanément ou non, dans leur manière. Pour nous en tenir aux seuls États-Unis, en voici quelques-uns.
Le jeu de Geri Allen (1965-2017) possède indéniablement une sensibilité féminine décelable par une constante douceur même dans les morceaux les plus free. Ayant assimilé ce style et après avoir été de l'aventure M'Base, et bien qu'elle soit capable d'une certaine orthodoxie, son originalité se manifeste par un « lyrisme ouvert ». Elle possède en effet une qualité mélodique intense malgré l'éclatement des intervalles et des rythmes. Kenny Kirkland (1955-1998) est sans doute l'héritier le plus manifeste de Herbie Hancock, avec Danilo Perez (1966-....), même si ce dernier possède une touche latino indéniable. Quant à Mulgrew Miller (1955-2013) on le situe dans la continuité de McCoy Tyner. Marc Copland (1948-....) développe une approche harmonique tout à fait personnelle par l'extension la plus lointaine possible de chaque accord. Bill Carrothers (1964-....) est l'un des rares pianistes de jazz à utiliser abondamment la pédale forte (celle qui permet la résonance) en l'intégrant même dans des phrases rapides aux nombreuses notes. Fred Hersch (1955-....) se situe dans la lignée de Brad Mehldau bien qu'il soit présent sur la scène jazz bien avant ce dernier. Geoff Keezer (1970-....) domine toute la largeur du piano dans tous les registres. Capable des plus puissantes explosions hard bop, il possède une belle sensibilité sur les ballades. On pourrait dire de lui qu'il est un orthodoxe évolutif inventant de nouvelles figures s'intégrant de façon naturelle bien que surprenante dans un contexte consacré. Kevin Hays (1968-....), avec une approche tout en retenue (avec une affection particulière pour les sixtes) conçoit également l'abord du piano de cette façon. Enfin, Jason Moran (1975-....) est un peu le James Carter du piano en ce sens qu'il est capable dans un même morceau de faire allusion au stride, à Monk et au free jazz.
Auteur : Ludovic Florin