Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / Le piano dans le jazz : le piano jazz dans le monde
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Par essence, le piano a peu de place dans l’électro-jazz, au profit du Rhodes par exemple. Mais le Suédois Esbjörn Svensson (1964-2008) tente tout de même de fusionner adroitement le piano acoustique avec des effets électroniques qui ne sont pas gratuits apportant une couleur planante, ou au contraire, très rock. Techniquement, le son du piano est repris par un micro relié à un ordinateur qui ajoute des effets, comme Benoît Delbecq dans une esthétique bien différente.
Avant ces tendances récentes, l’Europe à vu naître des pianistes de grande envergure comme Joachim Kühn (1944-....) qui possède une parfaite culture classique (du baroque à nos jours). Au sein d’une musique ouverte, il ne joue pas toujours free, mais retient de ce style des tournoiements de notes (caractéristiques de sa façon), avec une rigoureuse liberté rythmique. De là aussi lui vient un côté assez expressionniste.
De l’Angleterre, outre George Shearing émigré depuis 1947 aux États-Unis, les musiciens qui ont apporté leur pierre à l’édifice sont tout d’abord John Taylor (1942-2015). Trop mésestimé, peut-être parce qu’il est européen, il a pourtant l’envergure d’un Keith Jarrett avec son amour pour une certaine liberté surveillée. La technique de jeu sur les cordes se répandant peu à peu, cela ne devient pas du free chez lui. Au contraire même, il reste dans un cadre harmonico-rythmique défini (Handmade, 2002). Django Bates (1960-....) est le surdoué du piano anglais. Maître de tous les paramètres, il fait preuve aussi d’une invention débridée en réutilisant de nombreux styles musicaux (et pas seulement jazz) qu’il superpose. Il a retenu la leçon de Martial Solal avec une science harmonique et rythmique exceptionnelle dans une conception orchestrale du piano (c’est d’ailleurs aussi un grand compositeur et arrangeur). On peut nommer également Gordon Beck (1936-2011) ou Mike Westbrook (1936-....) ce dernier surtout connu comme chef d’orchestre, ainsi que le Suisse George Grüntz (1932-....).
L’Espagne nous offre un pianiste dans la lignée du bop en Tete Montoliu (1933-1997). Mais c’est surtout l’Italie, grand pays de tradition du « beau piano », qui offre des pianistes tels que Franco d’Andrea (1941-....), Stefano Bollani (1972-....) et surtout Enrico Pieranunzi (1949-....). Son toucher magnifique (il fut jusqu’en 1998 professeur de piano classique dans un conservatoire), sa grande science harmonique issue de Fauré, Mompou, Bill Evans, etc., s’associent à un lyrisme et à une beauté plastique dans ses improvisations. Il n’a que très peu pratiqué le free. Quand il explore ce domaine, il s’agit plutôt d’une sorte de composition spontanée (Foglie, 1999). Souvent dans les rythmiques binaires, la main gauche accompagne de façon complémentaire dans les silences de la main droite (Lighea, 1990). Connaissant parfaitement tous les styles jazzistiques, il est l'un des rares à proposer une musique qui se trouve à la jonction d’un certain romantisme (à la Schumann par exemple) tout en étant du jazz (Con infinite voci, 1999).
Des pianistes de tous les autres continents se produisent de nos jours à travers le monde. Abdullah Ibrahim (1934, né Dollar Brand) d’Afrique du Sud a tenu le piano dans l’orchestre de Duke Ellington, à la demande de celui-ci sans doute à cause de sa science harmonique peu orthodoxe. Par la suite, il mêle ses racines africaines à la culture jazz américaine. Il a un son ample et beau, un toucher subtil à la fois doux et intense, au fond du clavier. Mélodiquement, il aime rester autour de la mélodie de départ, et la transposer, la répéter indéfiniment, la modelant peu à peu. En Asie, le Japonais Masabumi Kikuchi (1939-2015) s’est dévoilé dans le big band de Gil Evans puis dans Tethered Moon avec Paul Motian. Il accorde une grande place aux silences à l’écoute de la résonance. La mélodie est l’important, elle est mise en avant, peut-être en parallèle avec le haïku, c’est-à-dire exprimer beaucoup en peu de notes. Sa conception du temps est donc étale. Mais il y a tout de même des racines blues qui le rattachent au jazz, et il n’oublie pas non plus le free. L’Océanie, avec Mike Nock (1940-....) par exemple, a également contribué au piano jazz.
Enfin, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud sont depuis longtemps en contact avec le jazz, de part leurs liens avec l’Amérique du Nord des origines. Il suffit de penser à Antonio Carlos Jobim (1927-1994) qui contribua au développement d’un aspect du jazz avec l’apport de la bossa nova en combinant spirituellement les harmonies du romantisme européen (surtout Chopin) et les rythmes binaires lents du Brésil. Son compatriote, Egberto Gismonti (1947-....) propose une musique festive tout en conservant une attitude sérieuse du compositeur dans la maîtrise des changements de climats. Son indépendance superpose deux lignes rythmiques, une pour chaque main. Avec un toucher très percussif, il a parfois une certaine exubérance qui peut amoindrir la force de construction de ses improvisations. C’est aussi un très grand guitariste. Cuba et l’Amérique du Sud ont contribué aussi à l’implantation dans le domaine du jazz de la musique latino, avec l’Argentin Lalo Schifrin (1932-....), le Dominicain Michel Camilo (1954-....), les Cubains Chucho Valdès (1941-....) et, surtout, Gonzalo Rubalcaba (1963-....) à la technique étourdissante. Encore un pianiste qui maîtrise absolument tous les registres du piano dont la technique digitale en fait un virtuose à l’égalité parfaite des deux mains sans faiblesse. Il possède une sonorité qu’il sait doser du toucher le plus puissant et percussif, au plus infimes pianissimos. Ses harmonies, modernes et raffinées, soutiennent son penchant mélodique, qui se dévoile surtout dans les morceaux lents. Cependant, au-dessus des feux d’artifices techniques, il plane souvent une mélodie que l’on peut suivre. Rythmiquement, de par sa culture cubaine, il joue très souvent « à l’envers » sur de longs décalages sachant toujours parfaitement où il se trouve. Il représente actuellement l’un des plus importants pianistes de la planète, preuve évidente que l’évolution du jazz ne se concentre plus uniquement dans sa sphère géographique d’origine.
Auteur : Ludovic Florin