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Fiche thématique
L’eau en musique
La chute d’un flocon de neige, à l’orée de l’inaudible. Quelques gouttes résiduelles, percutant l’humus après la pluie. La grêle, qui claque sèchement contre le granit. Ou encore : la mélopée cristalline d’une fontaine, le ruissellement d’un torrent, le mugissement des vagues… Dans presque tous ses états, l’eau engendre le son.
Attentifs aux sons de leur environnement, les hommes et les femmes de tout pays ont pu capter cette dimension sonore de l’eau et l’intégrer à leurs créations humaines. Dans différents endroits du globe (du Vanuatu à l’Afrique équatoriale au Venezuela), des femmes s’immergent jusqu’à la taille et frappent de leurs mains la surface de l’eau pour en tirer des rythmes et des sonorités variés. La surface de l’eau peut aussi être frappée à l’aide de tambours de bois creux en Nouvelle-Guinée. En Afrique, il existe aussi un tambour d’eau dont le jeu consiste à frapper sur une calebasse renversée flottant dans une autre pleine d’eau. On rencontre encore les tambours, avec membrane cette fois, remplis d’eau et qui produisent un son doux assez particulier, ces derniers se trouvent surtout chez les Amérindiens, du nord au sud du continent.
La musique occidentale dite « classique » use plus rarement de la matière aquatique comme instrument. En revanche, de nombreux musiciens ont transposé les paysages et phénomènes naturels dans leurs œuvres, usant de métaphores musicales variables selon les époques. Ils ont modelé pour cela les paramètres du son (hauteur, durée, timbre et intensité) et édifié des codes culturels permettant le rapprochement entre musical et extra-musical.
Figuralismes : la métaphore sonore des eaux ou des tempêtes
Le concept de mimesisimitation ou représentation de la réalité apparaît dès l’Antiquité dans la philosophie d’Aristote. Selon ce dernier, la beauté idéale réside dans la nature, création divine que l’art se doit d’imiter, sans jamais prétendre la dépasser. Si cette volonté d’imitation paraît évidente dans la figuration picturale, elle est plus délicate à mettre en place dans l’art « abstrait » qu’est la musique (qui, pour cette raison, restera des siècles durant inféodée à un texte). Au Moyen Âge, la musique occidentale s’évertue à reproduire l’ordre du monde à travers la science mathématique des proportions. Cette dimension perdure durant la Renaissance mais la représentation d’éléments naturels est plus localisée dans le flux musical en s’y intégrant de façon ponctuelle au gré du texte chanté. C’est l’avènement du figuralismeProcédé consistant à imiter musicalement un phénomène extra-musical., par lequel images et paramètres sonores convergent : le ciel est figuré par un registreZone de hauteurs dans laquelle se situe un motif musical. On distingue le registre « grave », le « medium », l’« aigu », le « suraigu ». aigu (haut), les enfers par le grave (bas), le mouvement d’une rivière par une ondulation mélodique, etc. Cela concerne aussi les états d’âmes, l’excitation ou la joie entraînant l’accélération du débit quand la peine engendre des interruptions sonores figurant les soupirs…
Très prisés par les compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, les figuralismes prennent leur indépendance vis-à-vis du répertoire vocal. Dans son ensemble de concertosGenre musical apparu au XVIIe siècle, qui oppose à l’orchestre un soliste (concerto de soliste) ou un ensemble de solistes (concerto grosso). Les Quatre Saisons (1725), Antonio Vivaldi décrit ainsi le chant des oiseaux, la chasse ou le repos grâce aux seuls instruments à cordes. Le second concerto, consacré à l’été, culmine en un fantastique orage orchestral, un tableau musical également fondateur dans le Concerto pour flûte « La Tempesta di Mare » (1729) ou dans plusieurs partitions scéniques de Jean-Philippe Rameau(1683-1764) compositeur français de la période baroque. Chez ces deux compositeurs comme chez leurs contemporains, le grondement du tonnerre implique le grondement de l’orchestre : les nuances sont fortes et les graves prédominent, les gammes très rapides giclent comme autant de rafales, les impacts de percussions imitent la foudre. À l’inverse, la couverture neigeuse ayant tendance à tamiser les sons, la stylisation musicale des flocons engendre intuitivement la raréfaction des éléments musicaux. La réalisation sonore se veut ainsi calquée sur le son provoqué par le phénomène naturel, même si elle reste reproduite par le biais artificiel des instruments.
Le tableau ci-dessous recense quelques-uns des procédés ou élément musicaux couramment utilisés par les musiciens occidentaux de la période baroque, mais aussi des époques suivantes pour décrire un orage, l’écoulement d’une rivière ou un paysage enneigé.
Orage | Rivière | Paysage enneigé | |
Hauteurs | - Registre grave - Harmonies discordantes - Gammes véloces |
- Notes conjointes - Mouvement ondulatoire |
- Registres extrêmes - Statisme mélodique - Nombre de notes limité |
Rythme | - Rythme rapide - Variété rythmique Virtuosité |
- Mouvement constant - Rythmes réguliers - Rythmes rares (quintolets, septolets) |
- Statisme rythmique - Effet de tremblement |
Timbre | - Densité orchestrale (tutti) - Effets instrumentaux |
Au piano, effet de halo sonore par l’usage de la pédale forteSur un piano, pédale qui empêche l’action des étouffoirs, chargés de stopper le son ; les notes résonnent jusqu’au retrait de la pédale. | Effets instrumentaux (sons détimbrés, souffles…) |
Intensité | - Nuance élevée (fort) - Tendance au crescendoProcédé consistant à élever progressivement l’intensité sonore. Contrastes dynamiques |
Crescendo-decrescendoProcédé consistant à élever progressivement l’intensité sonore puis à la faire décroître | - Intensité très faible - Peu de contrastes dynamiques |
Paysages : le pathos au gré des flots
Avec l’apparition du romantisme, la manière d’aborder la nature dans les disciplines artistiques évolue. L’écrivain Johann Wolfgang von Goethe(1749-1832) écrivain allemand de la période préromantique, le peintre Caspar David Friedrich(1774-1840), peintre allemand de la période romantique ou le compositeur Ludwig van Beethoven admirent la nature pour son caractère indomptable et en font le miroir de leurs états d’âme. En musique, une révolution a lieu lorsque Beethoven présente à Vienne sa SymphonieGenre orchestral apparu au XVIIIe siècle, la symphonie est généralement constituée de quatre mouvements. n° 6, « Pastorale » (1808). C’est le début de la « musique à programme »Spécificité d’une œuvre instrumentale inspirée par une idée extra-musicale, comme un tableau, un paysage, une narration…, qui donne naissance dans les années suivantes aux genres de l’ouverture de concertGenre forgé au début du XIXe siècle, qui désigne une pièce orchestrale autonome, en un seul mouvement, souvent dotée d’un programme. Auparavant, l’ouverture était constamment liée à une œuvre de plus grande envergure (opéra, ballet). et du poème symphoniqueGenre forgé au milieu du XIXe siècle par Franz Liszt, qui désigne une composition orchestrale chargée d’un programme extra-musical.. Chaque mouvementPartie autonome d’une œuvre composite. Un concerto comprend traditionnellement trois mouvements, une symphonie quatre. de la Symphonie Pastorale décrit un aspect de la vie à la campagne mais ce que souhaite avant tout Beethoven, c’est éveiller chez ses auditeurs des émotions subjectives. Il précise ainsi que les titres explicatifs sont superflus
, que la description est inutile
et qu’il vaut mieux s’attacher à l’expression du sentiment plutôt qu’à la peinture musicale
. Les illustrations sonores liées à l’eau, dans la « Scène au bord du ruisseau » (2e mouvement) et dans « Orage - Tempête » (4e mouvement), véhiculent alors des états psychologiques.
À la suite de Beethoven, d’innombrables musiciens dépeignent la nature dans leur production instrumentale. Certains brossent même le tableau de lieux identifiés, comme les fleuves ou les rivières, qui ont suscité des fresques symphoniques particulièrement évocatrices : avec La Moldau (1879), Bedřich Smetana(1824-84) compositeur tchèque de la période romantique mène ses auditeurs de la source à l’estuaire, leur fait éprouver les rapides puis traverser un village de Bohême… Dans un esprit plus galant, citons Le Beau Danube bleu (1866) de Johann Strauss(1825-99) compositeur autrichien de la période romantique, à peine postérieur à l’imposante Symphonie n° 3, « Rhénane » (1850) de Robert Schumann(1810-56) compositeur allemand de la période romantique.
La mer et les voyages constituent d’autres facteurs d’inspiration paysagiste. Felix Mendelssohn parcourt l’Europe et navigue régulièrement jusqu’en Grande-Bretagne. Mer calme et heureux voyage (1828) retranscrit ses souvenirs de traversée, quand son séjour en Écosse lui suggère l’ouverture Les Hébrides (ou La Grotte de Fingal, 1832) puis la Symphonie n° 3, « Écossaise » (1842). Les paysages maritimes de Grande-Bretagne nourrissent encore l’imaginaire des Anglais Ralph Vaughan Williams(1872-1958) compositeur anglais d’esthétique postromantique (A Sea Symphony, 1909), Frank Bridge(1879-1941) compositeur anglais de la période moderne (The Sea, 1911) ou Benjamin Britten(1913-1976) compositeur anglais de la période moderne (Four Sea Interludes from Peter Grimes, 1944) et de la Galloise Grace Williams(1906-1977) compositrice galloise de la période moderne. Le corpus de la compositrice regorge d’hommages à son pays, comme dans la suite Sea Sketches de 1944. Ottorino Respighi(1879-1936) compositeur italien de la période post-romantique affirme un même attachement national, en célébrant quant à lui la capitale italienne dans Les Fontaines de Rome (1916).
Abstraction et créatures : le mystère des profondeurs
La représentation musicale de paysages va parfois de pair avec une revendication identitaire : dans les pièces précédemment citées, Beethoven, G. Williams ou Respighi exaltent chacun leur contrée d’origine. Dans d’autres cas, l’évocation de l’eau se détache de toute donnée géographique. Elle attire les artistes pour son mouvement constant et ses lumières changeantes, pour ses profondeurs insondables (métaphores de l’inconscient), voire pour les créatures qui l’habitent. Claude Debussy a décliné le thème de l’eau sous toutes ces/ses formes, comme le révèlent ses titres imagés. Les phénomènes météorologiques apparaissent dans Jardins sous la pluie (Estampes, 1903), The Snow is Dancing (Children’s Corner, 1908), Des pas sur la neige (Préludes, Livre 1, 1910) et Brouillards (Préludes, Livre 2, 1912) ; la liquidité se fait plus abstraite dans Reflets dans l’eau (Images, Livre 1, 1905) ou dans La Mer (1905) ; les habitants des flots montrent leurs nageoires dans Poissons d’or (Images, Livre 2, 1907), Sirènes (Nocturnes, 1899) et Ondine (Préludes, Livre 2, 1912). Car l’eau abrite l’inconnu et dissimule peut-être des êtres légendaires. Si Debussy et ses contemporains rêvent de sirènes aux voix envoûtantes, d’autres sont fascinés par les menaces sous-marines : en 1975, le film Les Dents de la mer met à l’honneur un requin blanc hors du commun, immortalisé par la musique de John Williams. À la même époque, les chercheurs Roger Payne et Scott McVay enregistrent et analysent le chant des baleines. Le disque Songs of The Humpback Whale, qu’ils éditent conjointement à leur étude, bouleverse le monde musical et inspire John Cage(1912-1992) compositeur états-unien de la période moderne comme les groupes de métal Alice in Chainsgroupe de métal alternatif états-unien, formé en 1987 et Gojiragroupe de métal français, formé en 1996.
Au fil des siècles, l’attrait musical pour l’eau a donc pris des formes innombrables et il serait vain de chercher à recenser toutes les œuvres qui puisent leur projet dans cet élément. Des tendances émergent toutefois : les baroques aimaient la théâtralité des tempêtes, les romantiques unissaient pathos et paysages, les modernes admiraient pour elle-même la mouvance de l’eau… Aujourd’hui, le son s’allie à l’image au cinéma, ou dans des spectacles comme Fête des belles eaux pour six ondes Martenot, dont Olivier Messiaen(1908-1992) compositeur français de la période moderne conçoit la musique en 1937. Et l’eau se manifeste désormais, non stylisée, grâce aux enregistrements électroacoustiques, quand elle ne s’invite pas directement sur la scène des concerts (Tan Dun(1957-) compositeur chinois de la période contemporaine, Water Concerto, 1998). Dans son état naturel comme dans sa transcription musicale, elle s’avère une ressource incontournable et que l’on souhaite intarissable…
Sélections d’œuvres par thématiques
Ci-dessous une liste non exhaustive d’œuvres occidentales réparties selon trois thématiques : les phénomènes météorologiques, les paysages (de la source à l’océan), les créatures aquatiques.
Camaïeux météorologiques
Nuages et brouillards
- Franz Liszt, Nuages gris (1881)
- Claude Debussy, Nocturnes : Nuages (1897-1899)
- Claude Debussy, Préludes, Livre 2 : Brouillards (1912)
Pluies
- Claude Debussy, Estampes : Jardins sous la pluie (1903)
- Arthur Freed et Nacio Herb Brown, Singin’ in the Rain (1929)
- Toru Takemitsu, Rain Tree (1981)
- Toru Takemitsu, Rain coming (1982)
Tempêtes et orages
- Antonio Vivaldi, Les Quatre Saisons : L’Été (1725)
- Jean-Philippe Rameau, Les Indes galantes, 1re entrée, scène 2 : « Orage » (1735)
- Jean-Philippe Rameau, Anacréon, scène 4 : « Sommeil, pluie, orage ; "Qui m’éveille ? J’entends le tonnerre qui gronde" » (1757)
- Anton Reicha, Lenore, « orage » (ca. 1805)
- Ludwig van Beethoven, Symphonie n° 6 « Pastorale », « Tonnerre – Orage » (1808)
- Liszt, Années de pèlerinage, 1re année : Suisse : 5. Orage (1848-1854)
- Piotr Ilitch Tchaïkovski, La Tempête (1873)
- Richard Strauss, Une Symphonie alpestre : Gewitter und Sturm, Abstieg : Schnell und heftig (1911-15)
Neige et glace
- Jean-Baptiste Lully, Isis : Chœur des trembleurs (1677)
- Henry Purcell, Le Roi Arthur : Scène du froid (1691)
- Antonio Vivaldi, Les Quatre Saisons : L’Hiver (1725)
- Émile Waldteufel, La Valse des patineurs (1882)
- Claude Debussy, Children’s Corner : The Snow is Dancing (1908)
- Abrahamsen, Schnee (2006-2008)
De la source à l’océan
Fontaines
- Franz Liszt, Années de pèlerinage, 3e année : Les Jeux d’eau à la Villa d’Este (1839)
- Maurice Ravel, Jeux d’eau (1901)
- Ottorino Respighi, Les Fontaines de Rome (1916)
- Olivier Messiaen, Fête des belles eaux (1937)
- Tan Dun, Water Concerto (1998)
Fleuves et rivières
- Jean-Sébastien Bach, cantate Schleicht, spielende Wellen (1736)
- Ludwig van Beethoven, Symphonie n° 6 « Pastorale », « Scène au bord du ruisseau » (1808)
- Robert Schumann, Symphonie Rhénane (1850)
- Johann Strauss, Le Beau Danube bleu (1866)
- Bedřich Smetana, La Moldau (1879)
- Claude Debussy, Images, Livre 1 : Reflets dans l’eau (1905)
- Pascal Dusapin, La Rivière (1979)
Mers
- Antonio Vivaldi, La Tempesta di Mare (1729)
- Felix Mendelssohn, Mer calme et heureux voyage (1828) ; Les Hébrides (1831)
- Nikolaï Rimski-Korsakov, Shéhérazade : La Mer et le vaisseau de Simbad (1888)
- Ralph Vaughan Williams, A Sea Symphony (1909)
- Claude Debussy, La Mer (1905)
- Maurice Ravel, Miroirs : Une Barque sur l’océan (1906)
- Sergueï Rachmaninoff, L’Île des morts (1909)
- Frank Bridge, The Sea (1911)
- Jean Sibelius, Les Océanides (1914)
- Benjamin Britten, Four Sea Interludes from Peter Grimes (1944)
- Grace Williams, Sea Sketches (1944)
- Charles Trenet, « La Mer » (1946)
- Tristan Murail, Couleurs de mer (1975)
Créatures aquatiques
Poissons
- François Couperin, 22e Ordre (4e Livre) : L’Anguille (1730)
- Franz Schubert, Die Forelle [La Truite] (1817) ; Quintette « La Truite », 4e mvt (1819)
- Camille Saint-Saëns, Le Carnaval des animaux : Aquarium (1886)
- Claude Debussy, Images, Livre 2 : Poissons d’or (1907)
- Boby Lapointe, « La Maman des poissons » (1970)
- John Williams, Les Dents de la mer (1975)
Baleines
- John Cage, Litany for the Whale (1980)
- Toru Takemitsu, Toward the Sea III : Moby Dick (1981-1989)
- Alice in Chains, « Whale & Wasp » (1994)
- Olga Neuwirth, The Outcast (2011)
Ondines
- Antonín Dvořák, L’Ondin (1897) ; Rusalka (1901)
- Claude Debussy, Nocturnes : Sirènes (1899) ; Préludes, Livre 2 : Ondine (1912)
- Alexander von Zemlinsky, La Petite Sirène (1903)
- Maurice Ravel, Gaspard de la nuit : Ondine (1908)
Références
Sources principales
- Brisson, Élisabeth, Ludwig van Beethoven, Fayard, 2004
- Chion, Michel, Le Poème symphonique et la musique à programme, Fayard, 1993
- Chion, Michel, La Musique au cinéma, Fayard, 2019
- François-Sappey, Brigitte, Felix Mendelssohn, Fayard, 2003
- François-Sappey, Brigitte, La Musique dans l’Allemagne romantique, Fayard, 2009
- Lecompte, Michel, Guide illustré de la musique symphonique de Beethoven, Fayard, 1995
- Lesure, François, Claude Debussy, Fayard, 2003
- Porcile, François, La Belle Époque de la musique française. 1871-1940, Fayard, 1999
- Reibel, Emmanuel, Nature et musique, Fayard, 2016
- Tranchefort, François-René (direction), Guide de la musique symphonique, Fayard, 1986
Auteure : Louise Boisselier