Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / Le saxophone ténor dans le jazz : continuités et alternatives
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Métissages et synthèses, retours et continuations
De la fin des années 1960 à la fin des années 1980, les infléchissements ou éclatements stylistiques successifs, ainsi que l’arrivée à maturité d’une multitude de jeunes saxophonistes, estompent la lisibilité des trajectoires et des influences. Cet écheveau de traditions ne peut qu’être esquissé à travers quelques ténors d’importance.
Partenaire de Miles Davis entre 1964 et 1969, Wayne Shorter (1933-....) se partage entre soprano et ténor. Dans un relatif retrait de la part instrumentale au profit du travail compositionnel et harmonique, et à travers un cheminement stylistique personnel (du hard bop aux sources de la fusion jazz-rock), il développe une poétique solitaire plus économe et moins emportée que celle de Coltrane. Il sculpte l’espace sonore par l’utilisation subtile du legato, des silences et d’une grande variété d’attaques et de couleurs.
« Gato » Barbieri (1934-2016), proche d’Ayler et de Sanders par son goût pour une mélodie surtimbrée et sa désintégration dans l’outrance expressive, a poursuivi la voie ouverte par le trompettiste Don Cherry en recherchant l’intégration de matériaux traditionnels ou folkloriques sud-américains. Dans le sillage du cercle free de Chicago, Chico Freeman (1949-....) œuvrera à son tour à l’exploitation de sources variées avec toute la gamme des effets vocaux et expressifs.
Michael Brecker (1949-2007) est d’abord associé à la naissance du jazz-rock avant un retour à l’acoustique. Sa sonorité droite et timbrée, presque exempte de vibrato, est mise en action par une virtuosité, une précision rythmique et un engagement physique hors du commun, avec un sens du flux mélodique qui rappelle sa dette, parmi d’autres, à Coltrane.
Jan Garbarek (1947-....) se partage entre ténor, soprano et sopranino avec la même plénitude (ou froideur) de sonorité et un très ample vibrato. Son approche mélodique s’illustre par de fréquents ostinatos, des oppositions de registre ou encore la réitération de sons détachés, voire de cellules ou d’amples spirales sonores.
De nombreux ténors de ces deux décennies dont Bennie Wallace, Dave Schnitter ou Scott Hamilton sont revenus aux sources du swing ou du be-bop, encouragés, en ce cas, par la réapparition tardive de Dexter Gordon en 1976. Mais deux voix fortes de l’instrument prolongent les fils de la tradition loin de tout effet de retour. David Liebman (1946-....) appuie sa fougue directement héritée de Coltrane sur un contrôle parfait de la respiration et de l’intonation (remarquable au soprano), parfois jusqu’aux limites de l’épuisement. Il développe son goût du jeu sous toutes ses formes à tous les paramètres sonores, notamment le maniement du silence. Pilier de la loft generation new-yorkaise, David Murray (1955-....) incarne un free jazz tardif soucieux de réintégrer chaque pan de l’héritage afro-américain, de la musique africaine au blues et au New Orleans. Avec un son souvent volontairement sale, très vibré, aux limites de l’agressivité, il a infléchi la manière d’Ayler vers plus de lyrisme et un répertoire plus consensuel. Par comparaison, les démarches de Charles Gayle (1939-....) et David S. Ware (1949-2012) apparaissent nettement plus radicales.
Quelques voies contemporaines
Malgré la formidable diversité de conceptions qui traverse les courants du jazz récent, il semble difficile pour les ténors d’échapper à l’héritage laissé par les maîtres fondateurs autour de la figure pivot de Coltrane.
Joe Lovano (1952-....) parcourt cet héritage en maître d’une sonorité sèche et puissante. Andy Sheppard (1957-....) privilégie l’expressivité mélodique. Christof Lauer (1953-....), puissant et incisif, amplifie avec une rare présence sonore le geste coltranien. Chez Mark Turner (1965-....), l’influence de Warne Marsh s’est progressivement substituée à celle de Coltrane : discrétion du vibrato, douceur et fluidité du son, legato remarquable et primauté de la cohérence mélodique. Il convient encore de citer ici l’assimilation rigoureuse et personnelle de la tradition chez Éric Barret (1959-....) ou Sylvain Beuf (1964-....).
Virtuoses incontestés, Branford Marsalis (1960-....) et Joshua Redman (1969-....) nourrissent la mémoire de l’histoire du jazz d’un syncrétisme quelque peu figé. L’expressionnisme effréné de James Carter (1969-....) y réintroduit une dimension ludique, voire ironique. Puissante et volumineuse au ténor (il pratique tous les saxophones), sa sonorité, accompagnée d’une légère et permanente saturation du timbre, intègre divers effets (couinements, growl fortissimo).
Sans remettre en cause la persistance d’une empreinte coltranienne, on observe que de nouveaux modèles, parmi les ténors précités, se sont imposés et surplombent avec charisme le paysage créatif de l’instrument : Wayne Shorter, Joe Henderson, Joe Lovano et surtout Michael Brecker. Ce dernier incarne avec une rare constance, depuis vingt ans, un idéal sonore et une exigence technique à l’origine d’un réel formatage instrumental, mais aussi d’un extraordinaire engouement pour le ténor.
Au début du XXIe siècle, l’attention se fixe tout particulièrement sur Chris Potter (1971-....), au jeu essentiellement rythmique et dont la rigueur de développement comme le timing prolongent une ligne originale qui passerait par Sonny Rollins et Michael Brecker. De son côté, Ken Vandermark (1964-....) réactive la veine d’un free jazz radical par des structures collectives, mais aussi une sonorité délibérément « sale », une attaque agressive, un débit mélodique distordu qui peut parfois devenir discours fluide. Le jeu de ténor d’Ellery Eskelin (1959-....) ancre l’univers esthétique dans une large tradition du jazz : avec un son plus timbré que puissant, sec et percutant dans le grave, étranglé ou saturé dans l’aigu, il procède souvent à d’amples développements en spirale, par épuisement ou « exaspération » progressive d’une matière mélodique simple.
Auteur : Vincent Cotro