Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / La trompette dans le jazz : le be-bop et sa descendance
Page découverte
Dizzy Gillespie, un chef de file
Influencé par Roy Eldridge dont il admire le phrasé volubile et l’étonnante mobilité, Dizzy Gillespie est non seulement le chef de file, avec Charlie Parker, du mouvement be-bop mais aussi le père fondateur de la trompette de jazz moderne. Doté d’une très grande intelligence harmonique que supporte une technique très assurée qui lui permet de grands écarts dans les changements de registres et de volume, Gillespie développe un style acrobatique et virtuose. Son phrasé zigzaguant repose davantage sur une exploration harmonique que sur une extrapolation mélodique ; il fonde une partie de sa richesse polyrythmique sur une assimilation des rythmes afro-cubains et sa compréhension de la clave au contact de percussionnistes originaires de Cuba. Fantaisiste dans l’âme, il se singularise en adoptant en 1952 une trompette coudée dont le pavillon à 45° est dressé vers le ciel, mais ni l’humour, ni le pittoresque n’éclipsent une mise en place millimétrée dont le caractère impétueux est à la fois maîtrisé et réfléchi dans l’exécution.
Les visages de la trompette bop
Dans le sillage de Gillespie, de nombreux trompettistes popularisent tout ou partie de ses innovations : Howard McGhee (1918-1987), malgré une conception rythmique plus datée, affectionne les poussées dans l’aigu ; Freddie Webster (1916-1947) est réputé pour avoir possédé la plus riche des sonorités des jeunes trompettistes ; Fats Navarro (1923-1950) s’impose comme l’un des plus modernes par une précision d’articulation exemplaire, une sonorité large et ronde, une accentuation héritée de Parker et un sens rythmique détaché des conceptions antérieures ; Kenny Dorham (1924-1972) cultive une sonorité mate très particulière au service d’un phrasé très volubile et subtil d’une rare délicatesse ; Benny Bailey (1925-2005), extraverti, est l’un de seuls à conserver des traits expressifs de l’ère swing. Parmi eux, Miles Davis (1926-1991) se singularise en palliant la faible amplitude de sa tessiture et sa technique fragile par la musicalité de sa sonorité (marquée par l’école de Saint-Louis) et un refus du vibrato et de tout brillant, qui le pousse à l’économie et à un phrasé plus flottant, plus ambigu, une élocution imprécise, qui servent l’expression d’un lyrisme très personnel et méditatif qui fait une place au silence. À partir de 1954, il devient un maître de la sourdine Harmon (sans tube) dont il exploite les effets givrants, métalliques et scintillants, qui contrastent considérablement avec la ronde chaleur traditionnellement associée aux trompettistes depuis Armstrong.
Les héritiers directs
Sans être radicalement opposés, Dizzy Gillespie et Miles Davis encadrent le spectre de la trompette moderne dont tous les spécialistes sont, à des degrés divers, marqués par leur conception. Si Thad Jones (1923-1986), Clifford Brown (1930-1956), qui réhabilite le vibrato et le staccato au service d’un sens parfait du phrasé, et Lee Morgan (1938-1972) assurent la descendance de la trompette bop en développant une technique digitale très sûre au service d’une puissance exaltée, les recherches de Miles Davis étiquetées « cool » ont une influence déterminante au début des années 1950 sur des mélodistes songeurs empreints de mélancolie : Chet Baker (1929-1988), Tony Fruscella (1927-1969), Shorty Rogers (1924-1994) font preuve d’un phrasé dépouillé et décontracté et d’un sens du contrepoint qui peuvent sembler loin de la brillance virevoltante des boppers. Et pourtant, réduire la trompette à une double école entre des musiciens blancs cool et des Noirs essentiellement boppers ardents serait une caricature : que penser d’un Conte Candoli (1927-2001) qui se revendique disciple de Dizzy Gillespie mais dont l’essentiel de la carrière se déroula en Californie ? Et d’un Art Farmer (1928-1999), chéri par Gerry Mulligan, qui se distinguait par son lyrisme, sa sonorité feutrée et moelleuse qui le poussera à concevoir sa flumpet ?
Le hard bop
Entre 1955 et 1965, le hard bop qui prône le retour aux fondamentaux de la culture noire, et notamment le blues, connaît une série de trompettistes qui réhabilitent certains effets expressifs de l’ère swing tout en recherchant une virtuosité inspirée de Dizzy Gillespie et, surtout, de Clifford Brown, qu’ils atteignent rarement, faute de disposer d’une technique aussi exceptionnelle : Joe Gordon (1928-1963), Blue Mitchell (1930-1979), Donald Byrd (1932-....), Bill Hardman (1933-1990), Ted Curson (1935-....), Carmell Jones (1936-1996), Lonnie Hillyer (1940-1985), etc. qui s’illustrent dans les petites formations noires des années 1950 et 1960 (Jazz Messengers du batteur Art Blakey ; quintette de Horace Silver ; groupes de Charles Mingus, etc.), cultivent la vélocité au service d’une expression directe et fervente en rapport avec leur retour aux racines afro-américaines. Lee Morgan maîtrise avec bonheur le half-valve et le triple tonguing qu’il remet en usage au sein d’une palette sonore d’une grande variété et d’un sens du développement et de la tension rarement aussi entraînant. Disparu très jeune, Booker Little (1938-1961), très virtuose, formé à l’école classique, ouvre le champ de ses improvisations à quelques dissonances nouvelles (au contact du saxophoniste Eric Dolphy) qui révèlent une logique de pensée harmonique et métrique audacieuse qu’il ne pourra pousser à son terme, emporté par la maladie à 23 ans.
Auteur : Vincent Bessières