Accueil / Instruments / Histoires d’instruments / La trompette dans le jazz : l’expressivité de l’ère swing
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La descendance de « Pops »
De la fin des années 1920 jusqu’au début des années 1940, quels que soient leur région d’exercice ou leur orchestre d’appartenance, les trompettistes s’expriment dans un style largement défini par l’influence de Louis Armstrong, dont le surnom de « Pops » malgré son caractère affectueux ne doit pas occulter la véritable portée. Le reste est affaire d’« accent », de régionalisme, d’idiosyncrasie et le signe de l’expansion du jazz à l’échelle du territoire américain. Même s’ils convergent vers New York, Bill Coleman (1904-1981, du Kentucky) et Doc Cheatham (1905-1997, de Nashville) forgent leur style dans leur province : tous deux sont des adeptes d’un jeu « sweet » (suave, distingué, tendre sans mièvrerie ni sentimentalisme, très vocal dans ses inflexions) qui n’est pas sans parenté avec les trompettistes qui forment l’« école » de Saint-Louis sur le Mississippi, entre La Nouvelle-Orléans et Chicago. Initié par Charlie Creath dès les années 1910, celle-ci se caractérise par un style souple allié à une sonorité onctueuse jamais criarde, sans grand vibrato : Shorty Baker (1914-1966, de Saint-Louis) en est le parangon, qui trouve des prolongements chez Clark Terry (l’un des premiers trompettistes à adopter le bugle) et Miles Davis. On trouvera des parentés chez les trompettistes de Kansas City, notamment chez les solistes de Count Basie que furent le bien-nommé Harry « Sweets » Edison et son collègue Buck Clayton. Souvent à la frontière du jazz et de la variété, le Blanc Harry James (1916-1983) aura, par sa virtuosité et sa notoriété, une influence qui n’est pas à négliger.
L'éventail des sourdines et des effets
Une branche différente d’une autre école plus portée sur la virtuosité ou la démonstration technique (plus haut, plus vite, plus fort) fait la joie des leaders de big bands. Les arrangeurs savent exploiter la palette très étendue de leurs sections de trompettes et la façon très diverse dont fructifie l’héritage d’Armstrong. La période swing est en effet déterminante pour son apport expressif. Les recherches des trompettistes les poussent à imaginer une gamme de sonorités qui résulte tant de l’emploi de sourdines (qui modifie le spectre de l’instrument) que du contrôle mécanique et coordonné des lèvres et des pistons.
La sourdine sèche (straight mute) enlève de la résonance et rend le son plus nasillard. La sourdine bol (cup mute) atténue franchement le son et adoucit le timbre. La sourdine Harmon procure une sonorité métallique et voilée, saturée d’harmoniques, proche du grésillement (qui varie suivant la position du tube central). Tenue à la main, la sourdine plunger, à l’origine une ventouse, que l’on déplace pour ouvrir et boucher le pavillon produit le wah-wah caractéristique du style jungle. La Derby a la forme d’un chapeau melon, en aluminium, que l’on fait aller et venir devant le pavillon dans un geste ample. La bucket mute et la velvet mute ont la forme d’un cylindre qui se fixe au pavillon ; elles contiennent une fibre absorbante (telle que du coton) pour étouffer le son et le rendre velouté.
Tous les trompettistes de la période swing maîtrisent ces accessoires dont les compositeurs savent exploiter les mérites expressifs, notamment Duke Ellington qui tire partie de la présence dans ses rangs des excellents Rex Stewart, Cootie Williams et Cat Anderson. D’autant que ces derniers et quelques autres comme Henry « Red » Allen (1908-1967), Buck Clayton (1911-1991) ou « Sweets » Edison exploitent de nombreux effets d’ornement souvent qualifiés de « dirty » car ils altèrent le son de l’instrument : les notes courbées (bent notes, inflexion qui fait descendre le son par le seul recours des lèvres), le glissando (un abaissement de pistons permettant un effet de glissement vers le registre supérieur), le half-valve (piston enfoncé à mi-course qui fait couiner les notes), le growl (qui consiste à faire rouler l’air dans l’arrière-gorge pour produire un son rugissant), le shake (une ondulation du son obtenue par une secousse de la mâchoire sur un intervalle dans le registre supérieur) ou le lip trill (trille sans recours au piston, juste par contrôle de l’embouchure et de la colonne d’air), tels sont les principaux procédés dont les trompettistes émaillent leur discours qui tend volontiers à explorer spectaculairement le suraigu, un registre rarement sollicité auparavant dans l’histoire de l’instrument.
Vers un art de la phrase
Cependant, ces effets ne sauraient constituer une fin en soi. Ils s’inscrivent dans des improvisations de plus en plus construites selon une pensée du développement. Si Armstrong a imposé une réflexion sur la valeur de la note et les règles fondamentales de syntaxe, ses continuateurs élaborent un art de la phrase qui ne cessera de se complexifier et à exiger une dextérité grandissante jusqu’à aboutir au be-bop. Influencés par l’aisance des saxophonistes (notamment par Coleman Hawkins), Charlie Shavers (1917-1971) et Roy Eldridge (1911-1989) sont particulièrement représentatifs de cette tendance à investir l’essentiel de l’expressivité dans le phrasé, l’étendu de leur registre et non plus principalement dans le traitement du son. Au plan de la sonorité, ils sont cependant considérés comme les deux grands ancêtres de la généalogie de la trompette moderne, marquant chacun l’origine d’une lignée dominante jusqu’aux années 1970 : celle qui relie Charlie Shavers à Fats Navarro et fut prolongée par Clifford Brown, Lee Morgan et Freddie Hubbard, se caractérise par une sonorité large et riche, produite par des instrumentistes puissants ; l’autre qui relie Roy Eldridge à Dizzy Gillespie et ses prolongateurs (Kenny Dorham, Miles Davis), dotés d’une sonorité plutôt « étroite », sans trop d’harmoniques.
Auteur : Vincent Bessières